On ne pouvait pas vraiment considérer que Sélène était à sa place dans ce bar sordide, même s’il était toujours très difficile de la trouver à sa place dans quelque endroit qui soit. Observatrice et intelligente, la jeune femme avait développé avec les années un don tout particulier pour s’insérer là où elle n’était techniquement pas sensée se trouver, qu’il s’agisse d’un gala de charité, d’une conversation pointue sur la politique ou d’une entrevue dans le bar le plus glauque de toute la ville… Vêtue de manière assez passe-partout – jean, débardeur sombre et veste en cuir – Sélène était installée à l’une des tables du fond de la salle, sirotant sans trop faire baisser le niveau de son verre un alcool qui avait un jour eu un vague rapport avec de la Vodka. A ses côtés se trouvait son allié le plus récent, Lochlynn, qui lui non plus n’était pas sensé se trouver là, mais qui avait malgré tout le look autant que l’attitude de celui qui était coutumier de ce genre d’endroits.

Ils étaient restés ensemble une trentaine de minutes, décourageant chacun leur tour ceux qui avaient eu la folle envie de partager leur table ou de venir faire du plat à la jeune femme, et échangeant quelques informations dont chacun aurait besoin très prochainement : Sélène enquêtait sur cette histoire de braquage et de faux billets, et Lochlynn était quant à lui en train de refermer l’un de ses innombrables pièges sur un rival gênant. En temps normal, elle ne manquait pas de fouiner dès que l'envie lui prenait, mais bizarrement depuis qu'elle était détentrice d'une licence de détective, les investigations de la demoiselle étaient beaucoup moins anarchiques et plus… légales, dirons-nous.

Lorsque leur conversation s’acheva, chacun avait obtenu les informations tant désirées, et Lochlynn fut le premier à se mettre en mouvement, saluant la jeune femme avec cette classe de Lord anglais. C’était également le genre de détails qui plaisaient tant à Sélène qui, malgré une apparence n’excédant guère les 26 ans, était très attachée aux anciennes valeurs. Cela ne l’empêchait pourtant pas de traiter avec quelques voyous lorsque la situation l’exigeait ou avec des personnes ne les partageant absolument pas… Elle observa donc son ami s’éloigner avant de baisser les yeux sur le contenu de son verre qui ne lui convenait absolument pas, et ne tarda pas à ramasser son sac à main pour éviter toute tentative de vol et à se diriger vers le comptoir avec l’envie très claire de parler du pays au barman…

Ce dernier était à l’image de son bar et de la clientèle, engoncé dans un teeshirt ayant jadis été propre, légèrement bedonnant, et possédant une impressionnante moustache. Si Lochlynn se considérait comme particulièrement hideux, que fallait-il penser de cet homme ? Sélène dissimula son dégoût derrière un sourire et posa son verre sur le comptoir avant de se hisser sur l’un des tabourets hauts situés devant le comptoir. Le barman posa sur elle un regard difficile à déchiffrer, essuyant un verre dans un torchon crasseux.

J’aimerais une autre vodka, s’il vous plaît.

L’homme arrêta d’essuyer son verre, baissant les yeux sur celui encore plein de Sélène avant de relever les yeux pour la fixer de nouveau :

Vous n’avez pas terminé votre verre…
C’était sensé être de la vodka. Mais j’ai l’impression de boire beaucoup plus d’eau que de vodka, en fait…

Son regard perçant vrilla les yeux du barman, et ce dernier jeta un regard circulaire dans la salle, récupérant le verre de Sélène pour lui en donner un propre et la servir avec une bouteille provenant d’un placard situé sous le comptoir. La mutante fit glisser un billet sur le comptoir et porta le verre à ses lèvres, humant discrètement l’odeur si particulière de cet alcool qu’elle ne supportait pas. Si on pouvait duper une personne saoule avec de la vodka diluée, Sélène était du genre à flairer tout de suite ce genre d’arnaques, notamment parce qu’elle connaissait très bien les effets que produisaient cet alcool fort sur son organisme autant que sur ses pouvoirs… Et dans la mesure où elle avait commencé ce verre il y avait un petit moment mais qu’elle n’avait ressenti en elle aucun changement, c’était forcément parce qu’on lui avait servi de l’alcool frelaté.

Sans doute pour ne pas que Sélène ne divulgue ce petit secret alcoolique ou pour remonter l'ambiance, le Barman changea la musique et il mit des morceaux aux consonances métalliques et brutales: Rapcore parait-il. Un homme, souvent Latino ou Afro-americain, qui crache ce qu'il a sur le cœur alors que ses amis s'échinent à reproduire de la musique binaire avec de vrais instruments... Quand c'est bien fait on appelle cela de la Fusion, quand c'est fait avec aucun talent: Cela devient du Rapcore. Et croyez Esteban, eux, ils n'avaient aucun talent... en tout cas c'est que pensa le jeune homme entrant dans le bar. Son regard un peu perdu balaya la salle rapidement, et il ria. Esteban était une grenouille de bénitier qui aiment se foutre le cerveau en l'air une à deux fois par mois... Et devinez... On y était.

Déjà imbibé mais tenant encore debout, le jeune homme entra dans ce bar ci, une ambiance un peu glauque, de la mauvaise musique et de l'alcool pas cher: Tout ce dont il avait besoin ce soir!

Le style loubard imbibé lui allait plutôt bien: Sa veste de cuir était posée par dessus une chemise blanche débraillée passant pardessus une paire de jeans noir. Des chaussures de type Doc finissait de parfaire ce parfait petit attirail. A voix basse il dit pour lui-même

"Cervezas, ron y mamasitas. Dios es muy poderoso este noche..."

Il reprit sa marche, en quête d'un endroit ou se placer. Avec une dextérité limitée, propre à un homme allant du "gaie" au "saoul", il saisit un tabouret et s'y assis frappant bruyamment sur le zinc.

"Hombre, un rhum et un grand!"

Il enleva sa veste de cuir, révélant le tatouage décorant son cou, il plaça sa veste sur ses genoux et attendit sa boisson. Il était non loin de la mutante et ne semblait pas l'avoir remarquée. Au contraire, son attention fut captée par une jeune fille blonde, plus courtement vêtue que charmante, qui s'approchait de lui avec une démarche féline. Esteban la suivit du regard jusqu'au moment où elle fut à sa hauteur. Elle plongea ses yeux dans ceux du Latino et lui susurra:

"Tu m'offres à boire?"

Avec un regard malicieux, Esteban la dévisagea puis la toisa de haut en bas, le regard très "neutre". Après un léger flottement, il secoua la tête avec dédain et dit à la jeune femme:

"Offrir un verre à une inconnue c'est un peu comme se battre ou baiser: Il faut avoir de très bonnes raisons pour le faire. Et là..." Il désigna son interlocutrice du menton. "Je n'en vois aucune..." Il se fendit d'un rire tirant sur le sadique, alors que la jeune femme le baffait et s'éloignait.

Se frottant sa joue droite, à présent rougit, l'homme se retourna vers le barman et commanda un second verre. En attendant ce dernier, il fit à nouveau regard circulaire... Il ne cherchait pas vraiment quelqu'un mais il voulait quelle était "la faune" locale... Après quelques secondes, au moment où son second verre arriva, son regard un peu vitreux tomba sur Sélène. L'homme se figea elle était là à un ou deux mètres de lui... Un rush d'adrénaline le dé-saoula sur le champs. Ses yeux papillonnèrent rapidement, son visage exprimait une confusion évidente. Cette jeune femme lui rappelait quelque chose... Par flash venant les uns après les autres, Esteban se remémorait des scènes de son passé... Et pas les scènes les plus agréables. Ses yeux se fermèrent et il se revit, au sol dans une ruelle, convulsant alors qu'une voix de femme lui faisait la leçon... Et cette voix émanait d'une silhouette, à présent familière. Était-ce les cheveux de Sélène? Son allure? Peu importe, cette femme était là... Il en était presque sur. A voix très basse il s'exclama:

"Puta madre..."

Alors que son cerveau lui envoyait des informations désagréables allant du soir de la découverte de son pouvoir à celui de sa tentative de suicide, il essaya d'attraper son verre machinalement et renversa ce dernier. Le barman l'interpella lui demandant de payer celui là et le suivant qu'il était déjà en train de servir. Esteban hocha la tête, perdu en disant:

"Si si. Oui resservez moi... Dites. Connaissez-vous cette jeune femme là-bas?"

Cela était mal-adroit et trop fort pour que Sélène ignore qu'Esteban venait d'essayer de se renseigner sur elle. Quant au barman, il encaissa, haussant les épaules et retourna à sa clientèle. Pour finir Esteban ne savait pas quoi faire: Aller la voir? Sortir? Devait-il la craindre? En était-il sur au moins, l'alcool lui jouait peut-être des tours pendables... Tout son être n'était que confusion et il ne savait pas sur quel pieds danser.

Occupée à essayer d’obtenir un véritable verre de vodka, Sélène n’avait pas vraiment prêté attention aux arrivées ou aux départs de certains clients. La jeune femme était pourtant connue pour sa prudence et sa méfiance naturelle à l’égard des gens, mais le fait que le bar soit rempli de personnes louches ou trop imbibées dans l’alcool faussait pas mal de choses… Ce qui était certain en fait, c’était qu’aucune des personnes présentes ne l’intéressait, et cela justifiait ce désintérêt total puisqu’en effet, Sélène avait passé l’âge de faire semblant de s’intéresser aux gens ou d’adopter une attitude altruiste lorsqu’en réalité elle avait simplement envie d’être seule avec ses propres pensées et un verre de vodka…

Plusieurs clients observèrent le nouveau venu d’un œil torve avant de replonger le nez dans les verres, pintes, pichets d’alcool. Seule une jeune femme prêta attention et tenta de se faire offrir à boire… sans succès. Le bruit de la gifle qu’elle donna à Esteban parvint presque à passer par-dessus la musique ambiante, et Sélène s’assura d’un coup d’œil discret qu’aucune bagarre entre poivrots n’éclaterait dans les secondes qui suivraient… La grande blonde passa près de Sélène en marmonnant quelques insultes à l’égard de l’homme qu’elle avait frappé, parce qu’il avait eu le culot de la rembarrer. Certaines femmes étaient à ce point sûres d’elles que tout refus entraînait à la fois une violence physique et verbale, un peu comme si cela permettait de soulager leur ego… Sélène la suivit du regard un instant, avant de recommencer à faire tourner distraitement son verre entre ses doigts.

Le barman quant à lui, se montra intrigué par la question d’Esteban concernant l’une de ses clientes, même si la cliente en question l’avait exaspéré quelques minutes plus tôt. Joe avait une réputation à tenir, et s’il venait à donner des informations à n’importe qui sur ses clients, il se prendrait très prochainement une lame de couteau entre les omoplates. On ne plaisantait pas avec la discrétion au cœur de Hell’s Kitchen. Sa première réaction avait été de hausser les épaules avec indifférence, mais cela ne réglait pas le problème de base : si cet homme lui avait posé cette question, il la poserait sûrement à un autre client. Rien n’indiquait que Sélène n’était pas la petite-ami d’un voyou du quartier adepte des règlements de compte musclés, alors Joe préféra ne pas perdre de temps à mettre les formes :

Tu serais pas un flic, par hasard ? – Le barman avait grogné cette question pour se donner un air menaçant qui, vu sa carrure était tout à fait efficace. – Parce que les flics sont pas les bienvenus ici…

Joe resservit néanmoins son client, attendant d’obtenir l’argent avant de tendre son verre à Esteban. Son regard toujours suspicieux posé sur lui, le patron du bar orienta son regard vers Sélène :

Si t’es pas un flic qui cherche des infos compromettantes, tu devrais aller la voir… Elle est plutôt mignonne et je suis pas certain que son mec lui donne entière satisfaction.

Joe aimait bien faire ce genre de choses. Pas par altruisme, mais parce que si Esteban venait à avoir un ticket avec Sélène, il lui offrirait à boire et veillerait à ce que le verre de la demoiselle ne soit pas vide jusqu’à ce qu’elle consente à quitter le bar en sa compagnie… Et ça c’était bon pour les affaires ! Après, qu’elle l’envoie bouler comme la jolie blonde quelques minutes plus tôt ou qu’elle lui tombe dans les bras, ça ne rendrait pas Joe plus heureux. Ce qui importait, c’était de gagner de l’argent, point barre.


Sur son tabouret à quelques mètres de là, Sélène n’avait pu ignorer la question posée au barman par Esteban. Un regard discret lui permit de déterminer la distance à laquelle il se trouvait, mais le fait qu’il se trouve installé de profil par rapport à elle l’empêcha de l’identifier clairement comme l’homme qu’elle avait déjà aidé à deux reprises. La réponse assez abrupte fournie par Joe n’échappa pas non plus à la mutante et elle orienta stratégiquement son visage vers les deux hommes, esquissant un sourire énigmatique tout en levant vers eux son verre de vodka. Ses lèvres y trempèrent à peine pour lui permettre de conserver sa lucidité, parce qu’elle avait soudain une formidable envie de s’amuser…

"Tu serais pas un flic, par hasard ? Parce que les flics sont pas les bienvenus ici…"

En temps normal cette remarque aura fait sourire Esteban mais là il était trop chamboulé pour faire preuve du moindre humour. Il roula légèrement des yeux, essayant de ne pas s’énerver envers le barman puis le regardant il répliqua un peu sèchement:

"Non, je pense que cette femme est celle que je cherche depuis longtemps... je lui dois quelques petits services..."

Il jeta quelques billets sur le comptoir et bu son vers cul sec, essuyait les commissures de se bouche du revers de sa main.

"Si t’es pas un flic qui cherche des infos compromettantes, tu devrais aller la voir… Elle est plutôt mignonne et je suis pas certain que son mec lui donne entière satisfaction."

Esteban cette fois ne se retint pas et son visage s'empourpra un peu. Sa tête fit une volte-face rapide vers le barman, vociférant

"Si c'est celle à qui je pense: C'est une sainte... Jamais je ne la toucherai. Pourquoi suis-je la dernière personne à New York à tenir quelques choses pour sacrées.."

Il se leva alors, titubant légèrement, ne quittant Sélène des yeux. Il ne savait pas comment faire, comment l'aborder. Si il ne se trompait pas, il s'en voudrait de paraître gauche ou banal. Cela fait bien des années qu'il essayait de se rappeler du visage de cette femme, jusqu'au plus profond de ses rêves et là... Il y avait des chances qu'elle soit juste devant lui. A présent, elle regardait dans sa direction et le jeune latino n'avait plus beaucoup d'options: Aller al voir ou sortir rapidement du bar. Il était là, ne sachant pas et ses pieds refusaient de bouger. Il contemplait Sélène, en silence. Tout les choses autour de lui étaient floues, sans importance: Il ne regardait qu'elle; Détaillant la personne au mieux, essayant de se faire un avis définitif sur son identité. A intervalle régulier, ses paupières clignaient comme pour faire une mise au point et essayer de faire coller une vague image mentale au physique de Sélène.

"Bueno, vamos..."

Il approcha à pas lent, écartant la foule devant lui d'un geste machinal, presque robotique. Il engloutit les quelques mètres les séparant d'une traite et se planta là un peu idiot... Sans s'en rendre compte, il tripotait avec nervosité sa boucle de ceinture, cherchant de l'air pour pouvoir enfin lui parler... Il prit finalement son courage à deux mains et lui déclama ceci d'un voix emplit de gêne:

"Erm... Mademoiselle, madame? Excusez moi de vous déranger... On a du souvent vous le faire ce coup là mais veuillez être assurée de la pureté de mes intentions à votre égard mais... Ne nous sommes nous pas rencontrés?"

Et là une idée traversa le cerveau embué d'Esteban: Si c'était elle, elle savait alors qu'Esteban était mutant... Cela l’effraya un peu.

Joe le barman accueillit la réponse d’Esteban avec un rire gras, semblant ne pas considérer sa réponse comme sérieuse. En même temps il fallait le comprendre, il servait des verres tous les soirs à des types complètement bourrés, alors s’il avait fallu qu’il prenne au sérieux chaque connerie prononcée par l’un de ces clients, Joe serait probablement dans une maison de repos à délirer en regardant le plafond… ou mort.

On recherche tous une femme pour certaines raisons ! T’en fais pas, mec, j’disais juste ça pour t’encourager un peu !

Son sourire indiquait clairement qu’il ne prenait pas du tout la justification d’Esteban au sérieux. En revanche, il prit vraiment au sérieux les billets qu’il déposa sur le comptoir en paiement du verre renversé et du suivant qui fut avalé très rapidement. Lorsque Joe lui conseilla d’aborder Sélène, il fut surpris de voir Esteban rougir de manière bien visible, et son rire ne parvint pas à couvrir les vociférations de son client. Une sainte ? Joe ne connaissait pas Sélène, mais il doutait que quelque sainte que ce soit décide de venir boire un coup dans une gargouille comme ce bar ! Ce type était complètement bourré, il n’y avait aucune autre explication pour justifier de telles paroles.

De son côté, Sélène n’avait toujours pas bougé, tendant l’oreille de manière très distraite. Le brouhaha ambiant lui avait fait manquer certaines bribes de la conversation, mais elle en avait saisi les grandes lignes. Seulement, la suite commença à l’agacer assez prodigieusement lorsqu’elle eût la très désagréable sensation d’être épiée. Cette sensation persista pendant un moment, jusqu’à ce qu’un regard en coin toujours très discret permette à la jeune femme de repérer Esteban à la frontière de son champ de vision… Lorsqu’il fut suffisamment près, il se décida à l’interpeler et Sélène posa sur lui l’un de ces regards glacés dont elle avait le secret et qui contribuaient toujours à faire fuir de manière discrète les indésirables qui cherchaient sa compagnie. Seulement son regard s’adoucit très légèrement lorsqu’elle eût l’impression d’avoir déjà vu cet homme quelque part…

Ses paroles furent au moins aussi étonnantes que son entrée en matière ou le « sainte » qu’il lui avait attribué un peu plus tôt, et la jeune femme ne pu s’empêcher de sourire avec malice :

C’est effectivement le genre de mots que je suis habituée à entendre…

Sa voix, comme à son habitude, n’était presque qu’un murmure comparé au bruit ambiant, mais restait malgré cela parfaitement audible de son interlocuteur. Sélène fit tourner son verre entre ses longs doigts fins avant de reporter son regard sur Esteban.

En quoi ces mots diffèreraient-ils de ceux prononcés par ceux qui ont déjà joué cette carte ?

C’était une manière comme une autre de gagner du temps. Sélène avait une assez bonne mémoire visuelle, mais avait tendance à zapper assez systématiquement les noms – certains noms, tout du moins. Elle avait déjà vu cet homme quelque part, elle en était pratiquement certaine, mais les circonstances lui échappaient encore… La tentation d’effleurer cet inconnu du bout des doigts pour aller chercher l’information à la source se fit ressentir, mais Sélène préférait essayer de déterminer si cet homme était de ceux dont elle conservait un souvenir altéré, ou de ceux qu’elle avait sciemment voulu effacer de sa mémoire.

Esteban eut une moue mi-figue, mi-raisin. Il ne savait pas trop où se mettre. De toute évidence la jeune le remettait sans savoir qui il était exactement... Ou alors elle voulait garder l'anonymat propre aux héros... La jeune femme semblait être tout en retenue et Esteban hésitait encore sur le comportement à afficher: Devait-il la serrer dans ses bras? Mettre un genou à terre peut-être..? Il regardait Sélène, un peu désemparé, presque suppliant le visage de cette dernière de lui donner une indication.

"Erm, séñorita, señora peut-être, je pense... Non! Je suis convaincu que nos routes se sont déjà croisées, un soir dans une ruelle non loin d'une église de New-York... Je crois que je vous dois tout ce que je sais sur... "Qui" je suis."

La voix d'Esteban était un peu tremblotante, priant intérieurement qu'il ne fasse pas erreur. Ses yeux fuyaient ceux de la jeune femme. Les informations qu'envoyait le corps d'Esteban étaient confuses: Assez proche pour montrer qu'il n'avait pas peur d'elle mais ses yeux trahissait une peur rampante, voilant son regard. Sa voix indiquait clairement que le souvenir dont-il parle est douloureux et confus; Pour finir, le fait qu'il fasse le premier pas annonçait clairement que Sélène allait devoir lui fournir une réponse assez crédible pour être acceptée.

Autant il avait été odieux avec la jeune blonde, autant là face à Sélène il était pleins de précautions: Son corps ne touchait jamais celui de Sélène et sa bouche ne décrochait pas un sourire. Au contraire cette dernière arborait une moue pincée et fermée... Comme attendant la permission de son interlocutrice pour se dérider. A présent plus rien ne comptait pour Esteban hormis la réponse de cette jeune fille; Il se permit une note mentale sur le fait que cella était sans doute la première femme qu'Esteban abordait sans l'avoir renversé avant... Dans d'autres circonstance il en aurait sourit mais là... Les enjeux étaient trop graves, trop importants. Fixant le zinc, presque suppliant, il attendait la condamnation ou la délivrance de Sélène:

"Disons que moi je le pense vraiment... Je suis persuadé que vous m'avez sauvé la vie... Au sens propre comme au figuré... Esteban" souffla-t’il " Mi nombre es Esteban et je suis ravie de vous voir à nouveau?"

Cette dernière partie était posée comme une affirmation demandant à être partagée ou au moins: Non contredite. Passant la main sur sa nuque, il attendant le coup d'estocade, ou bien l'accolade, de Sélène. Espérant que ce soir, Dieu n'allait pas encore le laisser en plan.

Le regard glacial n’avait produit que peu d’effet sur cet homme déjà largement imbibé, et Sélène considéra cette espèce de bravoure comme le signe qui venait confirmer qu’ils s’étaient sans doute déjà croisés. Vivre presque une éternité avait de nombreux avantages, mais amenait également bon nombre d’inconvénients comme notamment le fait de ne pas toujours reconnaître les gens qui venaient se planter devant vous en affichant ce genre de demi-sourire… Les yeux de la mutante centenaire se plissèrent légèrement, donnant l’impression qu’elle aussi était en train d’essayer de remettre un nom sur ce visage ou – à défaut – de se remettre en tête les circonstances de cette rencontre présumée.

L’air un peu suppliant de cet homme parut légèrement incompréhensible pour Sélène, parce que même en étant habituée à recevoir ce genre de regards, elle restait une grande novice en la matière lorsqu’elle n’avait pas infligé la moindre torture mentale auparavant à la personne en question. On l’avait suppliée avec force désespoir par le passé – et on la suppliait encore lorsqu’elle perdait patience et s’en prenait à quelqu’un – mais cela n’était arrivé que trop rarement de manière spontanée… Lorsque l’homme réussit à retrouver l’usage de la parole, il lui fit part de sa conviction concernant une rencontre passée et parvint même à préciser qu’elle avait eu lieu à proximité d’une vieille église de la ville. Sélène ne mit pas longtemps à distinguer le point précis de son Histoire personnelle correspondant à cette probabilité, parce qu’elle n’avait erré du côté de cette vieille église que pendant un temps limité.

Ses lèvres s’étirèrent en un sourire malicieux, et elle fit de nouveau tourner le verre entre ses doigts avec distraction peu après qu’Esteban ait expliqué lui devoir absolument tout ce qu’il savait à son propos. Se pouvait-il qu’il s’agisse d’un égaré auquel elle prêta main forte à l’occasion ? La mutante ne savait trop que dire pour l’instant, mais les détails fournis par son interlocuteur achevèrent de rassembler les détails de cette rencontre dans l’esprit de Sélène. Esteban poursuivit par des présentations sommaires, faisant une nouvelle fois part à son interlocutrice de son intime conviction concernant leur rencontre passée, et s’avouant ravi de la revoir. Un sourire énigmatique étira ses lèvres cette fois-ci, peu avant qu’elle ne reprenne la parole :

Ravie que les circonstances soient différentes de celles de notre première rencontre…

Ca voulait à la fois tout et rien dire, mais Sélène était une adepte des phrases sibyllines depuis un certain nombre d’années. Elle délaissa son verre pour pivoter d’avantage vers Esteban sans quitter son tabouret, posant son regard sombre sur lui sans chercher à dissimuler son intérêt.

Sélène. – Un sourire étira ses traits, donnant à son visage un air bienveillant qu’elle était habituée à complètement faire disparaître suivant les circonstances ou les besoins. – Et vous avez toujours un gros problème avec l’alcool…

Sélène avait de nombreux vices et n'était pas de bon conseil pour pas mal de choses, mais pour ce qui était de l'alcool on ne pourrait rien lui reprocher - ce qui lui donnait le droit de faire quelques remarques à ce sujet. C’était à présent plus clair dans son esprit. Sélène avait certes vécu longtemps, mais elle ne sauvait pas de jeunes mutants tous les jours, notamment dans les environs de l’ancienne église où se trouvait jusqu’à il y a quelques années le QG des Damnés. Il ne pouvait s’agir que du jeune mutant - saoul - qu’elle avait trouvé en grande difficulté et auprès duquel elle s’était attardée à l’époque malgré son état d’ébriété. S’il avait été un simple humain, il y avait fort à parier que la jeune femme l’aurait alors laissé vomir tripes et boyaux dans le caniveau en passant soigneusement son chemin, mais les jeunes mutants avaient toujours le don d’attiser sa curiosité, notamment lorsque ces derniers présentaient des signes extérieurs de mutation assez surprenants.