Le regard rivé sur la route et le visage impassible, Nevan tenait le volant d'une main légèrement crispée. C'était le seul signe qui indiquait qu'il était en proie à une émotion, et il était très discret. En dehors de la blancheur de ses articulations sous la pression qu'exerçait sa main, le jeune homme ne trahissait aucune sorte de sentiment. Ses traits étaient dénués d'expression, et ses yeux brillaient d'une froide intelligence. Il paraissait vide. Inhumain. Mais il était seul, il n'avait aucune raison de se composer une expression plus rassurante. Il n'y avait personne à rassurer, en dehors de son reflet dans le rétroviseur -et celui-ci semblait se ficher complètement de la désagréable compagnie de Nevan.

Pourtant, le jeune homme se remémorait des instants riches en émotions. Des instants encore récents, et qui menaçaient d'altérer sensiblement son quotidien. Mais le changement importait-il tant que cela ? Non. Tant qu'il pouvait librement se plonger dans la psychologie des autres, il pouvait bien lui arriver n'importe quoi: en définitive, il ne vivait vraiment que lorsque la psyché d'un patient lui était confiée. Cette nouvelle relation était embêtante, il ne pouvait la considérer autrement que sous cet angle. Elle impliquait une proximité, une ouverture dans son intimité qui même si elle serait feinte constituerait une dépense de temps, d'énergie et surtout de risques supplémentaires. C'était une psychologue. Pas la meilleure, mais une fine psychologue tout de même. La moindre incohérence, la moindre impulsion échappée en sa présence, et elle comprendrait vite que l'adorable et courageux jeune interne duquel elle s'était amouraché n'était en fait qu'une enveloppe humaine doté d'un esprit fin mais parfaitement dénué des sentiments qui définissent le caractère humain. Qui devraient le définir. Mais à bien y réfléchir, cette relation pouvait aussi lui composer un nouvel et parfait alibi dans son rôle quotidien, s'il savait s'y prendre. Et il savait toujours s'y prendre.


Il avait tout de suite deviné le cas de Jessica Lewis plus intéressant que celui de son père, le patient qu'il avait reçu. Ou plus exactement que Jane, sa superviseuse, avait reçu, puisqu'il n'effectuait alors qu'un travail d'observation. Lewis père s'était présenté en consultation déja ivre, accompagné de sa jolie blonde de fille. Jane n'avait pu retenir un imperceptible regard scrutateur à l'arrivée du patient débraillé. Nevan, lui, n'avait rien exprimé d'autre qu'un sourire accueillant, qui ne s'était même pas tari lorsque Lewis avait ignoré la main qu'il lui tendait. Puis, la thérapie avait commencé. Jane interrogea Lewis, Lewis répondit à Jane. L'homme justifia de façon peu convaincante son addiction à l'alcool, tandis que Nevan griffonnait sur son carnet de notes. De Lewis, pas un mot. Lewis était un banal imbécile à qui la mort de sa femme avait fourni le prétexte idéal pour excuser son plongeon dans une dépendance déjà antérieure. Les véritables raisons en incombaient à sa faiblesse de caractère et à son incapacité à l'assumer. Pas de quoi gâcher du papier.

Jessica, en revanche, ne semblait pas avoir hérité des lacunes caractérielles de son père, et avait tout à fait sa place dans le carnet de notes de Nevan. L'interne en psychologie s'attarda sur le dessin de ses lèvres, dont il tenta de retracer la moquerie subtile qui apparaissait par moment; lorsque Lewis éludait des questions embarrassantes, soupçonnait-il. Vers la fin de la séance, il avait presque fini d'illustrer la douce folie de ses grands yeux bleus. Lorsqu'il aurait le temps de consulter son oeuvre dans un cadre privé, le portrait lui rappellerait chacune de ses petites mimiques amusées et chaque rire retenu pendant la thérapie. Tout ce qui lui avait laissé ce soupçon d'une personnalité plus finement dérangée que d'apparence, et qui lui permettrait une analyse entièrement fondée sur ses propres théories. Jessica méprisait son père, soit. Nevan était cependant persuadé qu'il y avait davantage à creuser dans la lueur de défi malsaine des regards qu'elle adressait à Jane. Quant aux regards autrement malsains que le père portait sur la psychologue, Nevan y resta froidement indifférent. Rien à creuser là dedans, la signification était cruellement simpliste.


- Monsieur Lewis, je ne peux pas vous laisser prendre le volant dans cet état. Monsieur L...

Tant bien que mal, Jane tentait de retenir son patient de prendre la voiture. Le parking extérieur était sombre, et Nevan était suffisamment loin de sa collègue et de la famille Lewis pour ignorer la situation et filer l'air de rien, sans être aperçu.

- Laissez, il a l'habitude. C'est plutôt la conduite en état de sobriété qu'il faudrait lui interdire, ça il a jamais fait encore...

Jessica laissa échapper un petit gloussement qui rappela à Nevan celui d'une hyène. Lewis cria à sa fille de la fermer avant de proposer à Jane de le conduire elle-même jusqu'à son lit, où il se ferait un plaisir de... Jane leva les yeux à la recherche d'un secours éventuel et croisa le regard de son interne. Nevan retint un soupir ennuyé. Voila qu'il était obligé d'intervenir. Après s'être composé un air furibond, il s'avança entre sa superviseure et Lewis, et ordonna:

- Jane, pourriez-vous accompagner Jessica jusqu'à l'accueil, je vous prie ? Je souhaiterais parler seul à seul avec Monsieur Lewis.

- Nevan...

Jane avait l'air paniqué. Lewis, comme sa fille, parut amusé à l'idée de leur entretien et ricana, la démarche vacillante alors qu'il s'approchait de Nevan pour lui souffler au nez son haleine alcoolisée:

- Ouais, c'est ça... On va parler seul à seul avec le maigrelet et quand on aura fini j'aurais encore le temps pour une consultation rien que toi et moi, Doc'...

Du coin de l'oeil, Nevan pu apercevoir le sourire ravi de Jessica derrière lui.

- Il va se faire démonter, votre collègue.

Mais Jane guida à l'intérieur du batiment l'adolescente, qui avança de mauvaise grâce, le regard en arrière. Alors, l'expression furieuse sur le visage de Nevan s'évanouit soudainement, et ses muscles se détendirent. Le calme froid qu'il ressentait remplaça sur tout son corps la colère noire qu'il avait dû feindre. Il parla d'une voix monotone:

- Vous allez remettre vos clés de voiture à l'accueil, et elles vous seront rendues lorsque vous aurez dessoûlé. En attendant, vous pourrez y insulter le personnel de garde et reluquer les employées en jupe. Éventuellement, si vous tenez à me montrer comme mon intervention ne remet en rien votre virilité en question, vous avez la possibilité d'aller uriner sur la porte du bureau où j'ai l'habitude de travailler, deuxième à gauche au premier étage: peu de personnes y passent à cette heure là. Vous mettriez dans de meilleures dispositions le Docteur Wilson pour votre prochaine consultation, soulageriez votre vulgarité sur d'autres personnes que votre fille et profiteriez du confort des chaises de l'accueil plutôt que du froid d'une cellule. Qu'en pensez-vous, Monsieur Lewis ?

A la vue du visage anormalement impassible, Lewis avait eu le sage réflexe de se reculer de quelques pas. Mais lorsque Nevan eut fini de parler, il retrouva subitement son assurance et ses airs bravaches. Et comme l'étudiant en psychologie s'y était attendu, Lewis ne sembla pas penser grand chose de ses recommandations  La bouche ouverte dans une expression de colère grimaçante, les yeux vitreux, il répondit enfin:

- Mais pour qui tu t'prends, Monsieur l'médecin d'mes deux ? Tu passes ton temps à tartiner tes petits cahier de mots savants les fesses posées sur un fauteuil alors tu crois que t'peux me dire c'que j'dois faire ? Ben voila ce que j'en pense, moi.

L'ivrogne eut un raclement de gorge, puis il cracha. Il avait visé la veste de l'interne, et même plutôt bien visé pour un homme qui avait vidé une bouteille de vodka en moins de trois minutes. Mais le mollard n'atteignit pas le vêtement. Arrêtée dans son élan un millimètre avant de toucher la veste, la salive s'était figée dans l'air, comme plaquée contre un mur invisible. Alors que Lewis observait le phénomène avec stupeur, Nevan le fixait d'un regard noir. L'émotion ne se lisait pas sur son visage neutre, et pourtant, sa colère était telle qu'elle avait pris forme. Elle était là, matérialisée juste devant lui sous le forme d'un petit carré d'air sur lequel glissait doucement le mollard à l'origine de sa fureur. Son apparition, bien que l'ayant sauvé d'un passage onéreux au pressing, accrut davantage sa rage. Cette manifestation de son pouvoir n'aurait pas dû être, c'était absurde, totalement absurde. Il avait appris à mieux le maîtriser, il savait donner forme à l'air selon sa concentration. Son don n'aurait pas dû se déclarer contre son gré ! C'était la faute de ce gros porc soûlard, de son obscénité, de tout son être transpirant la médiocrité !

La plaque d'air invisible disparut, et le mollard s'écoula sur la chaussure de cuir ciré de Nevan. Son regard froid s'y attarda un instant, puis il releva des yeux furibonds qu'il posa de nouveau sur Lewis. Ce que ce dernier y lut suffit à vaincre ses derniers efforts pour conserver ce qui lui restait de courage. Terrifié, il brailla :

- Un mutant ! T'es une s******** de mutant !

Nevan ne répondit rien, n'exprima rien. Sans un mot, il s'avança vers l'ivrogne, et provoqua aussitôt la réaction espérée: Lewis, terrifié, leva le poing et l'abattit sauvagement vers son crâne. Le bruit que firent ses os lorsque ses doigts se brisèrent sur le petit bouclier d'air impénétrable subitement créé laissa l'interne indifférent, de même que son cri de douleur l'instant d'après.

A son tour, Nevan frappa. Un coup de poing dans le ventre envoya directement l'ivrogne à terre et lui fit vomir tripes et boyaux. Il était déja maîtrisé, incapable de se relever. Mais Nevan, lui, ne faisait que commencer. Sans plus d'égard pour ses chaussures, il donna un grand coup de pied dans l'estomac de l'ivrogne. Le geste le soulagea, et il le répéta à nouveau. Encore. Et encore. Jusqu'à ce qu'il en soit lui-même essoufflé, et Lewis inconscient. Alors, sa fureur s'éteignit, et son sang froid lui revint, son humeur aussi parfaitement sereine qu'elle avait été violente la seconde d'avant. Calmement, il s'accroupit près de Lewis et extirpa les clés de voiture dans sa poche, avant de se relever et de se diriger à pas tranquilles vers l'établissement.


- ... pas ce que j'aurais fait sans ton intervention.

Les remerciements de Jane se répétaient, s'éternisaient, et lui faisaient perdre un temps précieux qu'il aurait préféré employer dans l'études de cas psychologiques. Elle était proche de lui et le regardait avec de grands yeux pleins de gratitude. Non... Pas seulement de la gratitude. Nevan attarda son regard dans celui de sa superviseure, et avant qu'il ne comprenne la nature des sentiments qu'il y avait lu, fut soudain pris dans l'étreinte de ses bras, les lèvres scellées par celles de Jane. Surpris par son assaut, il n'amorça aucun geste pour la repousser et seules ses pensées s'agitèrent. Comment?! Pourquoi?! Lui si perspicace, il aurait dû le voir venir !

Les lèvres de Jane semblaient infatigables, et lui ne montrait toujours aucune réaction. Réalisant soudain l'anormalité de sa longue passivité, Nevan répondit enfin à son baiser, l'embrassant d'abord doucement puis avec de plus en plus d'assurance. Pris dans le tumulte de ses réflexions, il avait trop attendu pour la repousser. Feindre une acceptation d'abord intimidée était tout ce qu'il avait trouvé pour justifier sa première inaction.


Sur le volant, les mains de Nevan s'étaient décrispées. Il avait toujours su jouer son rôle à la perfection depuis son adolescence, il n'avait rien à craindre de Jane. Ne l'avait-elle pas cru sans le moindre doute lorsqu'il avait prétendu s'être défendu contre Lewis pour expliquer l'état de l'homme dans le parking ? Et qui aurait douté de lui ? Jane, comme tout le monde, avalait ses mensonges sans soupçon aucun.

Elle n'était pas sa première relation, et certes les précédentes s'étaient toujours rapidement conclues, mais après tout, pourquoi ne pas préserver celle-ci ? Il ne l'aimait pas, mais il n'aimerait jamais personne: quelle différence cela pouvait-il bien faire, elle ou une autre ? D'ailleurs, elle était belle et intelligente, elle partageait sa passion pour la psychologie. En définitive, c'était une bonne chose. Il avait toujours eu le parfait contrôle de sa vie, et personne ne changerait cela. Ni maintenant, ni jamais.