16h55

Tobias termine de monter le lift hydraulique sur lequel il avait stationné le Jeep Cherokee vert forêt. Il attrape une lampe, s’accroupit et glisse le bras sous le véhicule pour l’accrocher au shaft des roues puis déballe le nouveau filtre à huile afin d’éviter de le faire les mains pleines d’huile. Finalement, Il ouvre le capot, dévisse le bouchon du réservoir d’huile.

Il avance un bac pour l’huile usagée, le positionne puis se glisse sur le dos sous le véhicule. Levant la tête, il trouve le boulon qu’il devait dévisser. Armé d’une perceuse munie d’un embout ajusté au boulon, il le dévisse partiellement. Puis, il attrape le bac, termine le travail à main et lorsque le boulon cède enfin après avoir laissé couler de l’huile sombre le long de ses doigts, le liquide se déverse dans le contenant noir qu’il redépose sur le sol, bien centré sur le flot.

17h01

Pendant que l’huile se vide lentement, le Finlandais s’extirpe de sous le camion et attrape un chiffon afin de s’essuyer la main. Il attrape le filtre neuf et blanc qu’il avait oublié sur son coffre et se réinsère entre le sol et le dessous du Jeep avant de déplacer le bac un petit peu. Levant le bras, il prend un autre outil à l’aide duquel il débloque le filtre puis le dévisse lui aussi à main avant de laisser s’écouler encore de l’huile de ce nouvel orifice.

17h04

Le blond ressort de sous le camion, s’essuyant une nouvelle fois la main. Il range quelques outils qu’il avait laissés éparpillés du changement de freins qu’il avait effectué sur ni plus ni moins qu’un Hummer, même s’il datait de quelques années.

17h15

Le flot d’huile s’étant réduit à seulement quelques gouttes entre lesquelles quelques secondes s’écoulaient, Tobias revissa le boulon et le serra en place avec la perçeuse. Ensuite, il prit un peu d’huile du bout du doigt et humecta entièrement le O-ring qui scellerait l’espace entre les filets du trou et le côté du filtre. Après, il positionna le filtre à huile muni de son O-ring et, s’assurant que les filets étaient bien alignés, vissa et serra le tout.

17h19
Il sortit de sous le véhicule avec le bac qu’il vida dans un entonnoir placé par-dessus un contenant à huile vide. Puis, le bac presque vide, il plaça le tout en équilibre afin qu’il se vide entièrement. Pendant ce temps, il attrapa un contenant neuf et alla descendre le lift afin de remplir à nouveau le réservoir maintenant vide. Cela fait, il remit le bouchon et alla stationner le camion dans la cour arrière.

17h28

La pan à huile était maintenant vide et rangée avec ses pers et la perceuse et la lampe raccrochées à leurs places respectives. Tobias se lava les mains et inspecta deux petites coupures qu’il avait encourues dans la journée. Rien de bien grave mais il les nettoya avec attention quand même. Par la suite, il sortit de sa poche de chemise sa pochette à petits outils qu’il rangea dans le tiroir du coffre qu’on lui avait accordé pour ses outils personnels. Puis, attrapant ses clés qui pendaient de la plaque à crochets servant habituellement aux clés de voitures situées dans le parc arrière, il souhaita la bonne journée à son patron et à l’autre mécano avant de quitter l’endroit, fermant l’une des deux portes de garage à sa sortie.

17h38

Tobias attendait à l’arrêt d’autobus qui l’amènerait presque jusqu’au portique du bloc d’appartements dans lequel il habitait. Les mains dans les poches, il tâtonne sa passe mensuelle qui lui évite l’éternel petit change pour payer son passage. Il soupire et lève les yeux vers le ciel qui lui semble bien moins ensoleillé que ce matin. Comme de fait, des nuages s’amoncellent pour créer un plafond sombre. Tobias grimace. Le premier jour de soleil en 6 qui se termine encore en pluie… Même les plus patients devaient s’énerver. Enfin, l’autobus tourne le coin 2 rues plus haut et rapidement, le Finlandais n’y pense plus. En route vers la maison.

18h24

La serrure cliquette quand l’ainé des garçons Eliassen déverrouille la porte de leur appartement. Dans sa main se trouve un sac de provisions pour preparer le souper. Tobias n’avait pas pu s’empêcher d’arrêter à l’épicerie au retour ; il avait trop envie de terminer la semaine en beauté avec des ribs, des ailes de poulet et des frites. Pas le plus santé des repas, mais excellent pour les papilles gustatives ! Il savait fort bien que l’homme en son petit frère ne refuserait jamais ce genre de festin. D’ailleurs, s’il pouvait se dépêcher et commencer à prendre sa douche avant que le cadet ne revienne de son boulot, peut-être qu’il s’éviterait la cuisine !

La porte s’ouvrit et laissa entrer Tobias qui sifflotait joyeusement. Toutefois, il se buta immédiatement le pied contre une paire de souliers qui trônait en plein centre de l’entrée, ce à quoi les yeux de Tobias s’écarquillèrent d’incompréhension alors même qu’il tentait de reprendre son équilibre, bras libre battant l’air et frappant le mur par inadvertance, pied tentant de profiter de son élan précédent pour contourner le soulier et réussissant à s’écraser lourdement un peu plus loin sur le sol, évitant à Tobias de se retrouver le nez par terre.

L’homme resta immobile pendant un instant, s’assurant que son équilibre était entièrement reprit. Ensuite, il jeta un coup d’œil vers le tapis d’entrée et vit les espadrilles de son frère qui trônaient en plein centre de la place. L’aîné fronça des sourcils. Son frère était rentré plus tôt ? Il étira le bras et déposa les sacs d’épicerie sur la table de cuisine.

"Jari ?" lança-t-il en direction des chambres à coucher silencieuses. Il se pencha pour délacer une première botte mais aucune réponse ne fusa. "Jari !" fit-il plus fort cette fois, forçant son pied à sortir de sa botte. Pourquoi son frère demeurait-il muet ? Il ne pouvait tout de même pas avoir ses écouteurs encore dans les oreilles. Il branchait habituellement son bidule au système de son que les frères s’étaient récemment procurés dès la première occasion ! Tobias s’attaqua à sa seconde botte, ses gestes plus rapides maintenant. Un souvenir qui ne pâlissait jamais assez flotta vers la surface et la respiration de Tobias se bloqua dans sa gorge pendant le plus court des instants. Non. Non, pas ça. Son frère n’était pas comme ça. Son frère ne ferait jamais ça…

"JARI !" cria-t-il. Mais pourquoi son frère ne répondait-il pas ? Le sang de Tobias semblait glacé dans ses veines. C’est en se tordant presque la cheville que Tobias tira sauvagement sur sa seconde botte pour l’enlever et s’élança vers les chambres. Il jeta un coup d’œil vers la salle de bain dont la porte était grande ouverte. Rien. Son cœur se desserra un tantinet mais il n’était guère apaisé.

"JARI !" fit-il en ouvrant violemment la porte de la chambre du plus jeune en passant près d’en arracher la poignée. Puis, ses yeux trouvèrent ce qu’il cherchait.

Son frère dormait. Tobias exhala tout l’air contenu dans ses poumons en se laissant tomber contre le cadre de porte. Il lui semblait avoir eu la peur de sa vie. Il se passa une main sur le visage puis regarda à nouveau son frère qui était étendu sur son lit. Dieu merci, tout était normal. Mais… Il fronça des yeux. Le visage de Jari semblait tendu. Il avait presque l’air de souffrir atrocement. Lentement, l’ainé s’avança dans la chambre en observant son frère qui s’avérait être couvert de sueur. Sur ses mains trônaient des hématomes qui assombrissaient sa peau. Mais qu’est-ce qu’il lui arrivait ?

Il devait le réveiller. Mais il avait peur de lui faire plus mal qu’il ne semblait déjà avoir. Il n’y comprenait rien et il devait savoir. Il ne devait rien arriver à son frère, sinon il s’en voudrait à tout jamais. L’homme attrapa donc le visage de son frère doucement et lui tapota une joue.

"Jari ? Jari ! Allez, on se réveille maintenant !" fit-il, de plus en plus inquiet.

Un son résonna.

- Jari ? …

La voix était lointaine, noyée dans le noir.

- … Jari !

La voix se fit soudain plus proche. Comme si on l'avait catapultée en direction de Jari.

- Allez, on se réveille maintenant !

Cette fois elle était juste à côté de Jari. Il l'entendait incroyablement clairement, il pouvait même la sentir frôler sa joue. Comment cela ? Frôler sa joue ? Comment une voix pouvait-elle le toucher et même le gifler légèrement ? Le jeune blond ouvrit péniblement un oeil. Il fallait qu'il comprenne ce qui se passait. Une esquisse de visage apparut alors derrière le voile humide qui brouillait sa vue. Il ouvrit l'autre oeil et papillota des paupières. A chaque battement de cils, l'image se faisait plus nette, révélant au final les traits de Tobias penché au dessus de lui.

- Tob' ? … marmonna-t il, encore tout embrouillé.

Sa langue pâteuse collait à son palais et un goût de fièvre flottait dans sa bouche. Il fit un effort pour se dresser sur ses coudes, s'écartant des mains de son frère, et le geste fit gémir les os de ses bras. La douleur forma un petit flash rouge dans son cerveau qui fit éclater la bulle d'hébétude qui le retenait encore prisonnier. Ses paupières se soulevèrent un peu plus et Jari prit un peu plus conscience de ce qui l'entourait. En face de lui, l'expression de Tobias trahissait la plus flagrante des inquiétudes. Loin de le rassurer, la présence de son aîné troubla Jari qui se rendait compte qu'il devait réellement avoir l'air très mal en point. Il eût honte de paraître si faiblard et piteux devant lui et surtout il se sentit soudain horriblement frustré d'avoir été tiré de son sommeil comateux dans lequel la douleur n'existait plus. Il tenta de reprendre un peu d'aplomb pour paraître moins pitoyable et pour effacer l'anxiété qui noircissait la face de Tobias.

- Ca va … Ça va aller, parvint il à articuler sans grande conviction tout en passant la main sur son visage. T'inquiètes pas.

Un autre élancement dans la cage thoracique le fit frémir. Il avait sans doute parlé trop vite … Il baissa les yeux sur son torse et remarqua avec une pointe d'horreur que son épiderme s'était teinté de petits hématomes tout bleuâtres. Tout comme sur le dos de ses mains. Jari déglutit et laissa courir le bout de ses doigts engourdis contre sa peau. A chacune de ses respirations, il pouvait sentir ses côtes émettre des craquements infimes terriblement désagréables. Il avait l'impression d'être une coque de navire antique grinçant sous les assauts des vagues. Il ne parvenait pas à comprendre ce qui lui arrivait, quelle maladie il avait bien pu attraper et le dégout l'envahissait à la simple idée de mettre un pied dans un hôpital. Mais … Peut être qu'à présent il n'avait plus le choix. Il fallait faire quelque chose, peut être pas spécialement aller directement au service d'urgence, mais il fallait agir. Tobias avait les idées plus claires à ce moment, alors Jari décida de lui remettre la décision. Il avala à nouveau sa salive, jeta un regard fatigué à Tobias et bredouilla difficilement :

- Qu'est ce qu'on fait … ? P't'être que ça va finir … par passer. Comme les autres fois … J'en sais rien … Aïe, la vache !

Sa main se crispa sur le côté de son thorax qui venait d'émettre un « Croc ! » suspect. La douleur semblable à celle d'une fracture le tirailla vivement une seconde puis s'atténua. Jari se laissa retomber sur le dos et poussa un soupir désespéré. S'il en avait eu la force, il se serait trainé jusqu'à la fenêtre pour passer au travers et s'écraser au sol après chuté de quelques étages, histoire de s'achever en beauté …

Tobias était stupéfait. Il avait remarqué qu’à des moments étranges, son frère était pris de comportements étranges, comme s’il était soudainement pris de douleurs. Cela avait commencé en échappant des objets à tout moment, s’agrippant les mains et les bras. À chaque fois, il faisait mine de rien et l’aîné avait sans cesse laissé passer ces moments sans trop en ajouter question de ne pas faire en sorte que Jari lui cache quoi que ce soit. Pendant ce temps, quand il n’était pas à son nouveau travail ou en train de faire des recherches pour se mettre à jour sur les méthodes et techniques mécaniques de ce continent, il s’était évertué à chercher sur internet des causes possibles de cette étrange douleur mais ce qu’il avait trouvé manquait toujours de sens, avait un détail clé en trop ou manquant.

Toutefois, son temps s’était entièrement écoulé ; de toute évidence, Jari ne pouvait plus attendre. Son corps se rebellait et Tobias ne savait toujours pas ce qu’il pouvait faire pour l’aider. D’une main, il poussa tout doucement sur le torse de son frère qui venait de craquer atrocement afin de le forcer à se recoucher.

"Finir par passer?" Le grand blond eut un sursaut de rire rauque et empli de sarcasme. "Non, ça fait des semaines que ça passe pas, tu le vois bien," fit-il, s’accroupissant auprès du lit. "Ça fait que s’empirer."

Tobias regarda le visage hagard de son frère, des cernes affreux sous ses yeux, des marques bleutées grimpant à la base de son cou de l’arrière. Si ce n’était pas impossible, il aurait presque cru que les os de Jari poussaient vers l’extérieur, couvrant son corps d’ecchymoses à partir de l’intérieur. Soudain, se sentait incapable de demeurer impassible avec le corps meurtri de son frère sous les yeux, le plus vieux se pinça la crête du nez de sa main libre, son autre main reposant encore sur le torse en mauvais état.

Que faire ? Il savait que son frère souhaitait éviter l’hôpital ; il n’avait jamais eu l’air de les apprécier depuis l’incident presque 10 ans plus tôt. De toute évidence, Jari préférait endurer la douleur mais celle-ci semblait rapidement devenir trop importante et de plus en plus impossible à oublier.

Il n’osait pas en informer leurs parents non plus. La semaine précédente, il avait téléphoné pour leur demander si leur famille avait un quelconque historique médical héréditaire. Il avait fait des pieds et des mains, usant de tout le tact à sa disposition afin de ne pas alerter la matriarche Eliassen et il croyait avoir réussi mais il ne voulait pas être celui à annoncer un drame familial. Il ne voulait pas qu’il arrive quoi que ce soit à son frère et pas seulement parce qu’il ne voulait pas avoir à expliquer à nouveau. Il avait assez expliqué pour une vie, il avait assez encaissé. Jari ne pouvait pas mourir ou lui aussi mourrait, il en était certain.

Tobias se secoua. Bien sûr que Jari ne mourrait pas. Inutile d’être défaitiste d’avance ! Il s’efforça de ne pas renifler et attendit quelques instants supplémentaires avant d’ouvrir les yeux afin que l’eau qui s’y était accumulée soit évacuée. Inutile d’inquiéter Jari inutilement.

"Ça peut pas continuer comme ça…" Tobias soupira. Mais que faire ? Il passa sa main par-dessus son visage, tirant la peau vers le bas, inspirant profondément. Que faire ? Il avait l’impression de devoir savoir. Il était l’aîné, la référence. Il avait 30 ans, il devrait être la référence. Il avait été la cause de l’arrivée de son frère en Amérique ; il devait savoir s’en occuper. Mais les solutions lui échappaient. Il soupira encore. "Tu veux… Tu veux rester ici encore un peu ? Si ça fait trop mal, je t’appelle une ambulance… Ils auront bien de la morphine ou quelque chose pour la douleur…" Quelque chose pour la douleur ? Avec quelques recherches, il saurait sans doute trouver un fournisseur pour un petit produit qui ferait flotter son frère. L’idée scintilla pendant une seconde dans son esprit puis l’homme la repoussa. Jamais il n’embarquerait Jari là-dedans. Il avait vu d’autres de ses copains passagers en prendre quand il était plus jeune et autant il n’en prendrait jamais, autant il n’inciterait jamais Jari à cela. Même pour atténuer la souffrance.

Jari ferma les yeux une seconde, accueillant avec réconfort le contact de la paume chaude de Tobias contre sa peau.

- Finir par passer ? Non, ça fait des semaines que ça passe pas, tu le vois bien, ricana amèrement son frère.

Inutile de se voiler la face, il avait entièrement raison. La santé défectueuse de Jari ne s'améliorerait pas d'elle même, il lui fallait des soins plus que jamais. Sa gorge se noua d'appréhension.

- Ça fait que s’empirer.
- Sans blague … grinça Jari d'une voix à peine audible.

Il sentit le matelas se surélever sous lui quand Tobias se leva pour s'accroupir à côté du lit. Tournant légèrement la tête, il le regarda se pincer la crête du nez alors qu'il faisait le tri dans ses pensées. Ce qu'il pouvait avoir l'air préoccupé quand il faisait ça … C'était une attitude bien différente de ces sourires qu'il décochait souvent à toutes les occasions et que lui enviait son frère, lui à qui ses dents de devant un poil écartées conféraient un sourire candide mais pas rayonnant ni excessivement charmeur. Après un moment, Tobias sortit de sa réflexion et parvint à parler entre deux soupirs.

- Ça peut pas continuer comme ça…Tu veux… Tu veux rester ici encore un peu ?

Jari hocha la tête malgré les plaintes de ses vertèbres cervicales et acquiesça. Il voulait retarder le moment le plus possible où il aurait à bouger. L'attention de son frère le touchait même s'il regrettait de lui causer tant d'inquiétude.

- Si ça fait trop mal, je t’appelle une ambulance…
- Oh pas ça ...
- Ils auront bien de la morphine ou quelque chose pour la douleur…
- De la morphine ?

Il lui sembla apercevoir une solution à la simple évocation de ce mot. L'idée de se faire embarquer sur un brancard lui flanquait toujours un terrible mal de coeur mais celle de pouvoir goûter à de la morphine rendait les choses un peu moins pénibles. Ne plus souffrir, se laisser emporter par la délicieuse insensibilité de l'analgésique, voilà qui était à ses yeux le plus désirable des destins à cet instant. Quelques mots et son frère pourrait lui offrir la fin de sa souffrance. Jari s'accorda encore quelques secondes pour évacuer son appréhension et pour inspirer profondément. Deux mots : «  Appelle les » et tout serait fait. Une vague de douleur tout le long du bras droit lui arracha une grimace mais il parvint à articuler :

- D'accord … Appelle l...

Jari ne termina pas sa phrase. Quelque chose de tiédasse était en train de lui dégouliner sur le dos de la main droite. Il se tortilla pour amener son bras en face de lui et quand enfin il y parvint, ses yeux se plissèrent pour mieux discerner ce qu'ils voyaient. Sa main était tachée de rouge. Son propre sang avait coulé du dos de son poignet jusqu'à la naissance de ses phalanges et continuait à présent de s'égoutter à l'intérieur de sa manche. Mais le plus étrange, c'était sans doute l'espèce de truc allongé dressé vers le haut qui jaillissait de son poignet. C'était de la longueur d'une petite cuillère, pointu comme une écharde et semblait vaguement blanc sous la très fine membrane rosée parcourue de minuscules vaisseaux sanguins qui recouvrait le tout. Jari passa de longues secondes à considérer cette espèce de pointe qui sortait de sa peau.

- C'est quoi ce délire ? Lâcha-t il enfin dans un souffle et sans lâcher la drôle de chose des yeux.

Il ressentit alors une sensation de piqûre au niveau du front et un nouveau filet de sang cascada sur sa tempe. Un autre petit truc dur minuscule pointait maintenant à la base de ses cheveux. Jari poussa un vague gémissement interloqué, se tourna vers son frère en espérant trouver une réponse sur la visage de Tob'. Soudain un craquement fit vibrer de nouveau sa cage thoracique et ce fût comme si on lui avait planté un couteau dans le torse, mais de l'intérieur vers l'extérieur. Du sang gicla dans une minuscule gerbe qui éclaboussa de fines traces le jean de Jari.

- Putain ! Lâcha-t il suffoqué par la douleur. Mais qu'est ce que c'est ?!

Avec horreur il vit qu'une pointe semblable à la première avait transpercé la peau au niveau du sternum et se dressait devant lui, épouvantablement pointue. Son coeur commença à cogner dans sa poitrine. Un autre bruit de cassure résonna et à nouveau, sa chair se déchira sous son pectoral gauche pour laisser passer une aiguille longue comme un crayon. Puis tout s'enchaîna. Jari se redressa d'un bond sur le lit, submergé par la panique. Les pointes apparaissaient partout sur son corps en amenant la douleur à son paroxysme et en lui arrachant des cris et des larmes.

- C'EST QUOI ?? MAIS C'EST QUOI ???

Sa voix était déformée par la peur. Il s'agitait frénétiquement, essayant avec l'énergie du désespoir de contenir ses os à l'intérieur de son corps. Mais rien ne les empêchait de remonter à la surface. Certaines croissaient tout doucement et d'autres surgissaient comme des pointes de lances. Complètement terrifié, Jari recula, sentit les excroissances de son dos riper contre le mur de la chambre. Il sursauta, bascula au pied du lit, cria en heurtant le sol mais parvint à se redresser. D'une main il agrippa les draps du lit, de l'autre son flanc où poussait une nouvelle écharde.

- ENLÈVE MOI ÇA !! Hurla t'il.

Il allait devenir fou ! Tout devenait trop insupportable. Ces choses qui le transperçaient de part en part étaient insupportables ! Alors sa main se referma sur l'os de son sternum et l'arracha, laissant un trou et un flot d'hémoglobine derrière elle. Jari crût qu'il allait vomir tripes et boyaux sur le coup de la douleur mais il n'y parvint même pas tant son corps allait de travers … Il fallait qu'il tienne bon et qu'il continue, qu'il les arrache toutes et qu'il devienne à nouveau lui même. Peu importait tout le sang qu'il perdrait, il devait le faire ou il allait perdre la raison ...

L’idée d’avoir accès à de la morphine sembla évoquer en Jari une solution, un refuge à la douleur qu’il ressentait. Tobias connaissait l’étendue de son horreur face aux hôpitaux mais pour qu’il réagisse aussi favorablement à l’idée de pouvoir se soustraire à ce qu’il vivait présentement, sa souffrance devait être bien plus grande que ce qu’il laissait transparaître. Cela ne le surprenait pas particulièrement ; il avait lui-même tendance à être plutôt orgueilleux à ce niveau. Toutefois, il préférait nettement être sujet à devoir être orgueilleux que de voir son frère l’être.

"D'accord … Appelle-l..."

Tobias avait levé la tête lorsque son frère s’était mis à parler ; il acceptait l’aide qu’il pouvait lui offrir, aussi peu que cela puisse être. Toutefois, son soulagement fut d’incroyablement courte durée. Le visage de Jari afficha soudain un air de complet incompréhension et lorsque ce dernier leva le bras, les yeux de Tobias glissèrent jusqu’au même endroit.

Du sang s’écoulait le long de sa peau pâle, issu d’une blessure causée par une pointe d’un blanc qui rappelait de façon morbide à Tobias les morceaux d’os cassés qui avaient percé sa peau lors de sa fracture ouverte, il y avait de cela plusieurs années. Tobias ne pouvait cesser de fixer l’espèce d’extrusion étrange lorsque son frère, qui avait murmuré son expression de surprise, poussait maintenant un gémissement, presque comme un petit animal apeuré. Le regard de Tobias pivota vers le visage de son frère et une expression d’horreur se peintura sur son visage. Une seconde extrusion trônait maintenant sur son front, une caricature grossière et effroyable d’une licorne.

Ceci n’avait aucun sens ! Une troisième pointe déchira sa poitrine en plein centre, puis ce fut une vraie boucherie, des déchirures qui n’en finissaient plus, ensanglantant le corps de Jari en une atroce torture.

"C’EST QUOI ?? MAIS C’EST QUOI ???"

Son frère hurlait maintenant, avec raison. La torture devait être immense et Tobias ne savait absolument pas quoi en faire. Jari, paniqué s’était jeté contre le mur, les pointes d’os criant contre celui-ci, déchirant les multiples couches de peinture qui les recouvraient, puis s’était lancé de son lit, son pantalon se faisant déchirer, ses draps tachés et en train de se faire mettre en lambeaux. Tout se déroulait tellement rapidement que Tobias ne savait plus quoi en penser. La seule certitude qu’il avait était que Jari devait arrêter de gesticuler aussi violemment ; il risquait de se faire encore plus mal qu’il ne le devrait.

"ENLÈVE-MOI ÇA !!"

Soudain, de ses mains ensanglantées, son frère agrippa la pointe sur son sternum et elle cassa net, laissant derrière un trou béant mais normal. On pouvait donc les arracher ? Son frère sembla avoir un haut le cœur mais aucune autre répercussion physique ne semblait l’affecter ; il ne semblait même pas ressentir la douleur des os qui se brisent. Déjà, Tobias regardait Jari tenter sa chance sur une nouvelle pointe. Compris ! Il arracherait toutes ces extrusions, même s’il devait y laisser sa peau.

Tobias s’élança et attrapa le bras de Jari qui se trouvait le plus près de lui. Comble de malheur, il s’adonna à s’érafler contre la première pointe qui avait fait son chemin hors du corps de son frère. Tirant le poignet vers lui, il prit la pointe solidement et tira vers le haut. Elle cassa net. Une première victoire !

De cette façon, Tobias continua son travail, arrachant les extrusions l’une après l’autre, balayant le corps d’un côté à l’autre, s’assurant de ne rien laisser derrière qui n’avait pas sa place sous la peau de Jari. Puis, enfin, il ne trouva plus rien. Mais son travail n’était pas terminé.

"Tiens bon, mon grand, tiens bon…"

Il arracha sa chemise de sur son dos et la lança sur le plancher au hasard. Tachée d’huile et de cambouis, elle était inutilisable pour ce dont il avait besoin. Toutefois, son t-shirt blanc en dessous était encore immaculé hormis un peu de sueur ; elle allait devoir faire l’affaire jusqu’à ce qu’il prenne le temps de trouver mieux. En le tirant par-dessus sa tête avec violence, Tobias déchira le vêtement mais il s’en fichait. En fait, il empoigna deux pans de tissu et tira pour effectivement faire deux, puis 4, puis 6 morceaux. Cela fait, il attrapa les épaules de son frère, les tira vers lui et chercha des doigts les trous dans son dos afin d’y mettre un morceau de tissu afin de servir de tampon au flot de sang. Cela fait, il les tint en place en forçant son frère à demeurer couché, dos contre le sol.

"J’ai besoin que tu bouges pas, Jari," fit-il d’un ton autoritaire, une main contre sa poitrine, tenant un morceau de tissu contre le trou vis-à-vis son sternum. "C’est super important. Essaie de pas bouger. Sois brave."

Lorsque chaque pièce de t-shirt fut employée, il défit sa ceinture et s’en servit l’attacha autour de la jambe qui avait été percée au niveau de la cuisse afin de réduire le flot de sang. Puis, il rappela à Jari de ne pas bouger puis se leva et se dépêcha à farfouiller dans les tiroirs de commode de son frère. Mais cette idée de ne pas encore avoir de trousse de premiers soins dans la salle de bain ! Tobias rageait contre soi-même et jurait à voix basse. Il aurait dû y penser. De tous les deux, il aurait dû savoir !

Mais inutile de se morfondre à ce sujet. Plus important l’attendait. Il trouva ce qu’il cherchait, une pile de vieux t-shirts à son frère qu’il extirpa entièrement du tiroir. Cela fait, il s’employa en marmonnant à les utiliser pour couvrir les blessures, aussi rapidement que possible mais trop lentement à son goût. Son frère était blême comme un drap ; il perdait trop de sang et c’est Tobias qui baignait dedans, les mains tachées pour la seconde fois de sa vie. Il devait absolument boucher toutes les ouvertures !

Et puis c’était quoi, déjà, le stupide numéro d’urgence ici ? Putain de merde ! Il l’avait vérifié mais les trois chiffres avaient échappé à sa mémoire. Il s’en voulait atrocement ; s’il arrivait quelque chose à Jari, ce serait tout de sa faute ! Parce qu’il aurait été incapable de le sauver !

Avec une frénésie hors du commun, Jari s'était mis à arracher toutes les épines qui lui tombaient sous la main. Il les attrapait et tirait dessus le plus violemment possible malgré tout le mal que cela pouvait lui faire et les plaies béantes qu'il s'infligeait. Il venait d'enlever le pic qui lui meurtrissait l'épaule gauche, juste au dessus de son tatouage quand Tobias accourut vers lui. Il lui agrippa le bras en manqua de se blesser sur l'os qui jaillissait de son poignet. Mais l'aîné ne recula pas et il tira la pointe hors de la peau. Jari crût que les os de son bras allaient suivre le mouvement mais il n'en fût rien. L'épine céda dans un craquement et un éclat de douleur, ne laissant derrière elle que de la peau déchirée et ensanglantée. Puis Tobias s'attela à arracher toutes les autres. Jari s'accrocha aux bras de son frère, serrant les mâchoires à chaque fois qu'il sentait sa chair s'étirer puis se déchirer. L'air venait le brûler au niveau des trous à vif qui constellaient son corps et d'où s'échappaient lentement de longs filets de sang.

- Tiens bon, mon grand, tiens bon… l'encouragea Tobias.

Jari essaya de lui répondre que quelque manière que ce soit, sans y parvenir. Il ne pût que décontracter un peu tous ses muscles tendus à bloc et expirer un grand coup entre ses dents. Son aîné s'écarta de lui et Jari s'appuya d'une main sur le rebord du lit pour ne pas s'affaler sur le plancher. Tobias se mit à enlever ses vêtements, il découpa son t-shirt en morceaux puis il reprit Jari contre lui. Ce dernier se laissa faire. Il était toujours affreusement crispé et en proie à la panique, pourtant il parvint à cesser de s'agiter. Il sentit les doigts de Tob' parcourir son dos humide de sang, toucher le rebord des plaies pour les recouvrir de tissus. Le contact était particulièrement désagréable mais au moins cela empêcherait les blessures de saigner en abondance. Tobias fit de son mieux pour utiliser ses pansements de fortune puis il repoussa doucement son frère pour l'étendre par terre. En sentant les morceaux de t-shirt titiller l'intérieur de ses plaies, Jari tenta de se relever mais une main ferme l'en empêcha.

- J’ai besoin que tu bouges pas, Jari, c’est super important. Essaie de pas bouger. Sois brave.

Jari hocha de la tête comme il pût et cessa de protester. «  Sois brave. » Jamais il n'aurait pensé devoir faire preuve de courage pour affronter une chose pareille. Le trac, la peur du noir, l'adrénaline, il connaissait, mais une terreur et une douleur comme celle là, il n'en avait jamais affronté. Le jeune homme prit pour lui pour s'empêcher de rouler sur le côté et d'enlever ses bandages et pour calmer son coeur qui tambourinait en lui. Tobias posa un dernier pansement au niveau de sa poitrine puis il s'éloigna, à court de matériaux de pansage.

Jari laissa sa tête retomber en arrière. Il fixa le plafond en écoutant son frère s'affairer de l'autre côté de la pièce. Le temps lui sembla s'éterniser à ce moment. La tête commençait à lui tourner et il avait un mal croissant à distinguer les petits défauts du plâtre au dessus de lui. Les trous dans sa peau qui n'avaient pas été protégés continuaient de saigner lentement, mais surement, se répandant en liquide rouge et tiède. Jari comprit alors qu'il était en train de perdre beaucoup de sang, trop de sang. Il n'aurait pas dû arracher les pointes comme un damné … S'il n'avait pas fait cela, il n'aurait sans doute pas accéléré l'hémorragie. Il avait agit sous le coup de la panique. S'il avait su … Son coeur battait toujours rapidement, mais si ça ne cessait pas, il allait bientôt pomper dans le vide. L'étau glacé d'une nouvelle angoisse s'empara de Jari en même temps qu'une sensation de vertige. Il fit un effort pour garder les paupières ouvertes et articula comme il pût :

- Tob'. Ça va pas fort là ...

Euphémisme ! Il s'humecta les lèvres avant de reprendre :

- On aurait mieux fait de pas arracher ces … ces trucs.

Jari déglutit et fixa de nouveau son regard au plafond. Il se sentait encore moins lucide qu'auparavant. Fichu vertige ! Le cauchemar était bien loin de s'arrêter. Le Finlandais commença à fermer ses yeux brûlants de fatigue, l'obscurité ne tarda pas à le happer. « Sois brave. » Il rouvrit immédiatement les paupières. Il ne devait pas se laisser sombrer ! Non il ne le devait pas. Son frère était là pour l'aider, il fallait qu'il reste conscient, qu'il ne laisse pas Tobias seul. Il allait devoir lutter aussi longtemps que possible.

"Tob'. Ça va pas fort là ... On aurait mieux fait de pas arracher ces … ces trucs."

Les émotions traversaient l’esprit de Tobias à un rythme fou, se remplaçant et s’interposant à un degré qui faisait en sorte que s’il n’avait pas été entièrement concentré sur sa tâche, le Finlandais n’aurait pas su où donner de la tête. Dans son état présent, il se voyait tout de même forcé d’essuyer son front à intervalles régulières ce qui n’était franchement pas une occurrence régulière pour lui.

Tout en pansant toutes les blessures du mieux possible, l’esprit de Tobias fonctionnait à plein régime. Du mieux qu’il pouvait, il repoussait les émotions qui voulaient prendre le dessus et tenta de faire le ménage dans ses pensées. Il savait qu’il avait cherché le numéro d’urgence de ce pays. Il avait trouvé un truc pour mieux s’en souvenir, si seulement il pouvait retrouver le détail qu’il lui fallait…

VOILÀ ! Les coins ! Les coins opposés ! D’un geste saccadé, il extirpa son téléphone de ses poches et l’ouvrit, analysant d’un seul coup d’œil le clavier. 911 ! Voilà ce qu’il cherchait ! Une vague de soulagement le prit d’assaut et il poinçonna les chiffres.

Soudain, un détail lui sauta à l’esprit. Tournant les yeux vers son frère, il lâcha son téléphone et se remit au travail, vérifiant que chaque pansement tenait bon, solidifiant son travail s’il le fallait. Il nota que le sang commençait enfin à vouloir coaguler, les t-shirts n’étant pas aussi imbibés que si les flots avaient continués à s’épancher. Les pointes… Ce phénomène n’était pas naturel et il en savait une chose ou deux.

Son frère faisait maintenant partie de la même ligue que lui.

Tobias fut parcouru d’un frisson. Étais-ce réellement une bonne idée d’appeler une ambulance ? Les garçons Eliassen avaient tous les deux vu à la télévision comment étaient perçus les mutants. Les États-Unis avaient figuré aux nouvelles à tant de reprises autant par rapport aux altercations violentes entre mutants et humains que pour les déclarations haineuses de factions gouvernementales anti-mutants que l’aîné ne savait plus que faire.

Son frère peinait à rester réveillé. Tobias qui se tenait maintenant la tête à deux mains fit soudainement volte-face et attrapa l’oreiller de Jari pour le mettre délicatement sous la tête de ce dernier. Il caressa doucement le visage de son frère et tenta de ne pas laisser transparaître son indécision.

"Tiens bon. Tiens bon… "

Après seulement quelques secondes, son inaction lui pesait trop lourd et il se décida à vérifier à nouveau les pansements. Il se décida que si les blessures refusaient de cesser de saigner, il appellerait les services d’urgence sans attendre. Toutefois, s’il semblait que son frère survivrait… Il ne risquerait pas la vie de son frère inutilement. Ni en le laissant se vider de son sang, ni en l’envoyant à l’hôpital, agneau sacrifié à la cause des humains extrémistes.

Soulevant lentement un coin de t-shirt, Tobias se mordit la lèvre. Si seulement… Si seulement il pourrait percevoir un bon signe… Et le ciel lui répondit. Le tissu collait légèrement à la blessure, signalant que le sang de son frère faisait son travail. Il voulut danser de joie.

"Bon, Jari, tu vas m’écouter attentivement, ok ?"fit-il, se penchant à nouveau par-dessus son frère qui avait de toute évidence du mal à demeurer lucide. "Tu vas rester là un peu. Je sais que c’est pas trop confortable, mais tu dois rester étendu. T’iras pas à l’hôpital… Les médecins vont poser trop de questions. T’as peut-être deviné mais… T’es comme moi, maintenant. Sauf que toi, c’est de la pire merde que ça avait été pour moi." Tobias respira profondément. "Quand tu te sentiras un peu mieux, je vais faire un saut à la pharmacie pour aller chercher quelque chose de mieux que des t-shirts. Comment tu te sens en ce moment ? Tu peux me parler ?"

Tobias était revenu auprès de Jari et s'acharnait fébrilement à panser les dernières plaies laissées à l'air libre. Dans l'état où il était, Jari imaginait à peine l'état d'esprit de son frère. Il semblait préoccupé par tant de choses à la fois, par son travail d'infirmier improvisé et par un flot d'émotions en vrac. Il le vit tirer son téléphone de sa poche pour commencer à composer un numéro. Celui des urgences sans le moindre doute. Mais plutôt que d'appuyer sur le bouton d'appel, Tob' posa son portable par terre et se remit à s'occuper de ses pansements de fortune.

Jari ne comprit pas. Son aîné semblait si préoccupé d'appeler une ambulance quelques minutes auparavant et maintenant il se ravisait. Mais qu'est-ce qu'il faisait ? Jari le vit s'étirer pour attraper un oreiller avant de le placer sous sa tête douloureuse.

- Tiens bon. Tiens bon … le suppliait il tout en passant la main sur sa joue.

Le cadet ferma un instant les yeux en murmurant un « Ouais … » faiblard pour assurer qu'il entendait bien ce que disait son frère. Quand Petra n'était pas là, c'était Tob' qui se mettait à jouer les mères poules. S'il avait pu, Jari aurait ri jaune. Il préférait mille fois que ce soit Tobias qui se tienne à côté de lui à ce moment là que sa propre mère. Elle n'aurait peut être pas survécu à la vue de son second fiston dans un état pareil. Quelle famille il avait ! Une mère qui ne cessait de le couver alors qu'il avait plus de vingt ans et un frère prêt à la remplacer au pied levé ! ...

Quand Jari souleva ses paupières, s'arrachant à ses pensées, Tobias n'avait toujours pas reprit son cellulaire, pour sa plus grande incompréhension. Il avait saisit du bout des doigts l'un des morceaux de tissus qui protégeait les plaies de son petit frère et le soulevait. Jari sentit sa peau le tirailler tandis que le bout de t-shirt s'écartait. Il mit quelques instants à comprendre qu'il était en train de coaguler, que ses blessures allaient cesser de saigner. Enfin un point positif parmi tout ce qu'il avait vécu ! Malgré tout, la fatigue l'accablait de plus en plus et il se sentait l'envie de dormir longtemps. Très longtemps. Il l'aurait fait si son frère ne s'était pas alors penché au dessus de lui pour commencer à lui parler.

- Bon, Jari, tu vas m’écouter attentivement, ok ?Tu vas rester là un peu. Je sais que c’est pas trop confortable, mais tu dois rester étendu. T’iras pas à l’hôpital …

Les sourcils de Jari se froncèrent.

- … Quoi ?
- Les médecins vont poser trop de questions. T’as peut-être deviné mais… T’es comme moi, maintenant. Sauf que toi, c’est de la pire merde que ça avait été pour moi. Quand tu te sentiras un peu mieux, je vais faire un saut à la pharmacie pour aller chercher quelque chose de mieux que des t-shirts. Comment tu te sens en ce moment ? Tu peux me parler ?
- Quoi ?! S'étrangla Jari en se relevant à demi sur ses coudes. Comme toi ? Tu veux dire … Nan. Nan c'est pas vrai.

La tête se mit à lui tourner violemment et il fût obligé de se laisser retomber en arrière. Les pansements frottèrent encore contre sa peau. Son coeur accéléra sa pulsation. La panique le submergea une nouvelle fois. Non, ce n'était pas possible, Tobias se trompait. Il ne pouvait pas être un mutant, pas lui !

- Nan, nan … Tob', ça se peut pas. C'est pas possible !! Nan … je suis pas comme ça ! C'est autre chose ! T'en sais rien ! S'insurgea-t il. C'est que des conneries, je suis pas mutant !! Tu dis n'importe quoi !

Comme pour lui répondre, une dernière petite pointe à peine aussi longue qu'un cure dent transperça lentement sa peau au niveau de sa clavicule. Cette fois Jari sentait qu'il perdait carrément pied, étouffé par la peur. Il respirait à toute allure, comme si tout l'air qu'il avalait pouvait lui permettre de chasser la vérité. Par chance, il n'avait plus réellement la force de s'agiter. Il avait envie de hurler, de tout casser, de tuer quelqu'un pour chasser cette peur qui lui nouait complètement les entrailles. Mais tout ce qu'il pût faire fût d'attraper les épaules de son frère au dessus de lui et de fermer les yeux en ne cessant de répéter d'une voix sourde «  Non, non, non, non ... ». A cet instant, le poids de la vérité était infiniment trop lourd pour lui, il n'avait plus le courage de le supporter. Le cauchemar semblait ne pas vouloir s'arrêter.

La réaction de Jari fut particulièrement violente face à l’évidente vérité. De toute évidence, il n’avait pas eu la moindre idée de ce qu’il lui arrivait et l’inévitable éventualité lui causa une réaction si violente que Tobias fut forcé de s’appuyer contre les épaules de son frère pour le forcer à demeurer couché sans quoi une partie de ses efforts pourraient être annihilés.

Déjà pâle, le visage de son frère prit un ton décidément maladif alors que celui-ci s’exclamait avec autant de force qu’il ne le pouvait. Inutile de tenter de le contredire ; Jari était dans un état tellement désespéré qu’il n’écouterait sans doute aucune raison. Tobias se tut donc mais murmura des sons apaisants dans l’espoir de calmer son frère autant que possible. Soudain, une nouvelle pointe se mit à émerger près d’une épaule et l’air qui se peint sur la figure de Jari en disait long.

Tobias cligna des yeux afin de faire éparpiller l’eau saline qui s’accumulait entre ses paupières. Il évita d’arracher la nouvelle pointe vu l’état actuel de son frère. Il s’assura néanmoins que ce dernier ne puisse plus tenter de se relever, tenant son torse contre le sol aussi doucement que possible, une jambe passée par-dessus l’abdomen de son frère afin de pouvoir facilement le contrôler advenant le cas d’une seconde crise tandis que Jari s’aggripait à ses propres épaules. Que faire ?

"Écoute-moi, Jari," fit Tobias, à défaut de savoir que faire d’autre afin de calmer la terreur de son frère. "Ce n’est pas… Comment dire… Être comme ça c’est… Haaaw…"

Tobias essaya tant bien que mal de trouver les mots qu’il fallait pour calmer son frère mais tout ce qu’il réussissait à faire était de patauger dans le vide. À chaque tournure de phrase, il y trouvait un élément qui pourrait empirer la peur de son frère ou le rendre désespéré. Ce n’était pas le moment pour tout ça. Mais merde, pourquoi fallait-il que ce soit Jari qui soit prit d’un tel… Pouvoir. C’était absurde. Pourquoi les rôles ne pouvaient-ils pas être inversés ? C’était lui l’adepte de la douleur, pas Jari. Jari n’avait rien fait pour mériter de vivre une telle horreur.

Tout était chamboulé. Il se détestait d’être en parfaite condition alors que son frère souffrait atrocement. Sa logique était indéniablement erronée mais le cœur a ses raisons que la raison ne comprend pas et son cœur voulait à tout prix être victime des blessures de son frère à sa place.

"C’est pas… C’est… Aaargh !" l’homme s’agrippa le front en cherchant que dire. Il devait absolument calmer son frère et le garder éveillé ! "Écoutes. Tu vas passer par-dessus ça, ok ? T’es plus fort que tout ça. Peu importe ce qui arrive, tu es mon frère et tu es plus fort que tout ça. D’accord ? Si tu es… Comme moi… Est-ce que c’est une si mauvaise chose ?" Tobias se secoua la frange en un signe de négation. "Non, bon, c’est une mauvaise chose. Mais ça va s’arranger avec le temps, ok ? Mais en premier, il faut passer par-dessus ce moment-ci. Il faut absolument que tu me prouves que tu vas bien aller, ok ? Je partirai pas tant que t’iras pas mieux. Même si c’est seulement pour 15 minutes. Je restes ici avec toi tant et aussi longtemps que tu reprend pas du tiens. Ok ?"

Haletant toujours comme un possédé, Jari se fit plaquer au sol par son frère. Il sentit le genou de celui-ci se poser contre son ventre pour l'empêcher de faire une nouvelle embardée. Jari entendait à peine ce que Tobias tentait de lui dire pour le calmer, l'envie de violence qu'il avait ressentie quelques instants auparavant commençait à l'aveugler. La peur l'empêchait d'admettre la réalité, il refusait de la voir tant elle était terrible à ses yeux. Ce qui lui arrivait était strictement impossible. Depuis des années il s'était fait à l'idée qu'il était un humain « normal », dépourvu de capacités pareilles à celles de son frère. Plusieurs fois il s'était prit à envier Tobias quand il se dématérialisait presque à volonté pour voir ses plaies cicatriser instantanément. Mais Jari avait finalement réussit à prendre suffisamment de recul pour se dire qu'il était parfaitement inutile de jalouser son frère, de toute manière, l'affection naturelle qu'il lui portait surpassait de loin son envie. Il n'était pas mutant, il ne le serait jamais, mais c'était loin d'être une tare. Point barre. Il avait cru ça pendant si longtemps et à présent, en une heure à peine, tout venait de s'écrouler subitement.

Mais ses plus fortes convictions refusaient de ployer. Ce n'était pas possible que tout s'effondre ! Non ! Impossible ! Le reste du monde se trompait. Son frère se trompait. Il était d'ailleurs penché au dessus de Jari et tentait tant bien que mal de rassurer, de le tempérer.

- C’est pas… C’est… Aaargh ! Écoutes. Tu vas passer par-dessus ça, ok ? T’es plus fort que tout ça. Peu importe ce qui arrive, tu es mon frère et tu es plus fort que tout ça. D’accord ? Si tu es… Comme moi… Est-ce que c’est une si mauvaise chose ? Non, bon, c’est une mauvaise chose. Mais ça va s’arranger avec le temps, ok ? Mais en premier, il faut passer par-dessus ce moment-ci. Il faut absolument que tu me prouves que tu vas bien aller, ok ? Je partirai pas tant que t’iras pas mieux. Même si c’est seulement pour 15 minutes. Je restes ici avec toi tant et aussi longtemps que tu reprend pas du tiens. Ok ?
- JE SUIS PAS COMME TOI !

Jari venait de hurler ce qui l'obnubilait depuis plusieurs minutes, réduisant en miettes les efforts de Tob' pour l'apaiser. Un accès subit de rage contre Tobias qui s'obstinait à lui dire qu'il était un mutant le submergea. Dans un sursaut d'énergie, il empoigna les bras de son aîné et se mit à se secouer dans tous les sens pour essayer de se dégager et de se mettre debout.

- Lâche moi ! Laisse moi ! Cria-t il de sa voix de plus en plus étranglée.

Le poids de Tobias le comprimait et Jari suffoquait plus qu'il ne respirait. Il tenta de donner des coups de genoux mais il ne parvint qu'à augmenter douloureusement la pression de la jambe de Tob' sur son abdomen. Ses poings martelèrent pendant encore quelques secondes avant que toutes ses forces ne lui échappent. Tous ses muscles devinrent amorphes et il se laissa retomber en arrière.

A bout de souffle, épuisé et prenant conscience de ce qu'il venait de faire, Jari ferma les yeux et fondit littéralement en sanglots. Malgré ses pansements, il croisa ses bras sur son visage et se recroquevilla comme il le pût. Mais qu'est-ce qui l'avait prit ? Il ne le savait pas … Il ne savait plus comment penser. Il ne comprenait plus rien. Tandis qu'il sanglotait silencieusement et que les larmes s'accumulaient dans le creux de ses orbites, il réussit à se rappeler des paroles qu'il avait refusé d'entendre. «  … tu es mon frère et tu es plus fort que tout ça … ça va s’arranger avec le temps … il faut passer par-dessus ce moment-ci ... » Pourquoi n'avait il pas écouté ? Pourquoi … Jari ne cessa pas de pleurer, les larmes coulaient toutes seules. Il dût encore prendre sur lui pour finalement articuler :

- Excuse moi Tob' …

Il aurait voulu le dire plus fort. Il aurait voulu regarder son frère pour le dire mais ses paupières refusaient de s'ouvrir. Pareil à un gosse qui vient de piquer une crise de colère et qui pendant un quart d'heure tambourine le sol de coups en pieds en poussant des cris stridents, Jari sentait le sommeil l'emporter. Il ne fit rien pour le repousser cette fois. Plus la force et surtout énorme désir de dormir enfin. Inutile de résister. En un instant étonnamment court, le plus jeune des deux frères perdit connaissance comme s'il avait respiré du chloroforme, les yeux humides et les membres ankylosés comme jamais.

Tobias avait tenu bon alors que son frère se débattait contre lui, plus faiblement qu’il n’aurait jamais pû l’imaginer. Il en gémissait presque à voir Jari dans cet état tant cela lui faisait mal, si pas physiquement. Les hurlements du plus jeune créaient en lui un vide immense. Oh, comme il aurait voulu que… Il ne savait plus que désirer. Pendant longtemps, il avait souhaité à son frère une émergence de pouvoirs tel qu’il avait été victime. Mais un tel pouvoir… Une telle absurdité ! Il s’en voulait à présent d’avoir un jour souhaité ceci !

Lorsqu’enfin le tambourinement des poings s’arrêta, Tobias laissa à son frère l’espace pour se recroqueviller comme il voulait. La plupart des pansements suivaient les plaies mais les doigts de Tobias suivirent les mouvements avec énormément d’attention afin de recoller ceux qui faisaient mine de tomber. Assez de sang avait été épandu sur le sol.

"Excuse moi, Tob’…"
"Chhhhhh," fit-il en réponse, agrippant avec douceur l’épaule de son frère. "Chhhhh. C’est pas ta faute."

Les larmes s’accumulèrent entre ses paupières et se mirent à s’épandre le long de ses joues. Sa chevelure s’était à demi extirpée de l’attache élastique et il écarta de grandes mèches rebelles d’un avant-bras encore sensiblement propre. Lentement, Jari ferma les yeux et, dans un moment de panique, Tobias apposa deux doigts dans le cou de son frère. Toutefois, ses craintes étaient non fondées car si le pouls était plus faible qu’il n’aurait dû l’être, il était néanmoins présent et surtout, constant. L’homme expira d’un grand coup tout l’air qu’il avait inconsciemment gardé dans ses poumons. Son frère ne suivrait pas le même chemin que Kris’ de si tôt.

Tobias demeura immobile quelques instants, accroupi auprès de la forme immobile de son frère. La respiration de celui-ci semblait s’être calmée. D’un geste qu’il emprunta à leur mère, l’aîné passa une main le long de la chevelure de Jari puis soupira avant de s’activer afin de mieux fixer les bandages à l’aide de ruban collant récupéré dans la cuisine pendant le sommeil du plus jeune. Au bout de quelques longues minutes, son travail fut terminé et il s’avança afin de soulever le corps mince et le déposer en douceur dans le lit, replaçant de son mieux les quelques bandages qui tenaient coûte que coûte à vouloir s’échapper. Cela fait, il revérifia le pouls de Jari et, satisfait de ce qu’il sentit, il se tourna afin de chercher l’oreiller de son frère.
Ce qu’il trouva, par terre, non loin de la tête du lit, fut une épave éviscérée dont les entrailles blanches vomissaient d’une entaille béante. Soupirant une nouvelle fois, l’homme se tourna et quitta la chambre pour en revenir quelques instants plus tard, les mains propres, avec son propre oreiller qu’il déposa avec attention sous la tête du dormeur. Enfin, il alla trouver une débarbouillette qu’il humecta d’eau chaude et se mit au travail à essuyer le sang qui séchait sur la peau mutilée de Jari.

Il travailla lentement, rinçant souvent le tissu, autant afin d’en enlever le sang que pour la réchauffer à nouveau. Entretemps, il revérifiait de temps à autre les battements de cœur qui demeuraient constants, à son grand soulagement. Enfin, quand il eut essuyé tout ce qu’il avait cru bon nettoyer, il alla quérir son édredon, ne se donnant même pas la peine de vérifier l’état de celui de Jari. Avec ceci, il couvrit le corps de son frère puis alla quérir une chaise et son violoncelle afin de faire passer le temps à son chevet.

Quand Jari commença à s'extraire de son sommeil, la première chose qui le frappa fût la chaleur dans laquelle il était enveloppé. Il était au chaud, confortablement installé sous des draps qui lui parurent rudement agréables. La seconde chose fût l'absence de douleur. Ses plaies le brûlaient toujours, mais il se sentait étrangement … léger. La pression qui avait fait souffrir son corps entier pendant des jours avait disparu. Comme s'il avait ouvert une soupape qui aurait tout évacué loin, loin de lui. Et c'était si bon. Il fit jouer doucement ses phalanges et ses genoux sans rien ressentir d'autre que ses pansements qui collaient à sa peau. Un soupir de soulagement lui échappa. Et si tout ça n'avait été qu'un vulgaire cauchemar ? Jari se prit à y penser, mais la présence des pansements le rappela vite à l'ordre.

Tout avait été bien réel. Mais c'était terminé. Il n'avait plus mal- enfin presque - , il était toujours en vie et un seul morceau. C'était surement le plus important.

Jari commença alors à ouvrir les yeux. Il faisait nuit et la lampe de chevet avait été allumée. Combien de temps s'était écoulé depuis qu'il s'était … endormi ? Le Finlandais se retourna lentement dans son lit et c'est là qu'il vit que son frère était juste à côté. Assis sur une chaise, son violoncelle près de lui, il paraissait somnoler. Depuis combien de temps est-ce qu'il était là ? Jari hésita à le réveiller. Il préféra essayer de s'assoir d'abord. D'une main, il repoussa un peu ses couvertures, se rendit compte qu'il ne portait plus qu'un caleçon et se redressa lentement sur son séant. Enfin, il appuya ses épaules contre le mur, là où les pointes avaient laissé des traces de griffure. Sa bouche était sèche et son estomac se mit à gargouiller férocement. Ce qu'il pouvait avoir faim ! Jari tourna la tête vers Tob' qui n'avait pas bougé. Il n'avait qu'à le réveiller et lui demander de … Non, il allait plutôt se débrouiller seul. Ce n'était pas comme s'il venait de se faire amputer des deux jambes. Il pouvait bien aller chercher de quoi manger sans aide.

Jari fit passer ses jambes par dessus le rebord du lit et après quelques secondes passées à écouter son ventre grogner, il se mit debout. Le sol tangua violemment sous ses pieds et il se rattrapa de justesse contre le mur. Une terrible sensation de vertige l'envahit et lentement, très lentement, il se rassit sur son matelas. «  Je vais peut être attendre un peu … Tout compte fait.» se dit il, soudain moins hardi. Il se frotta les yeux et dégagea ses cheveux de devant sa figure. Ses doigts passèrent sur la croûte qui recouvrait la petite entaille sur sa tempe. Pendant un quart de seconde, Jari perçut la même horreur qui l'avait submergé quand il avait senti le petit morceau osseux lui traverser la peau. Il ferma les yeux et expira un grand coup. Il n'allait pas flancher encore une fois quand même … Jari frotta à nouveau ses paupières, comme pour s'assurer qu'elles n'allaient pas se fermer contre son gré. Puis de longues secondes passèrent sans qu'il ne fasse rien d'autre que d'observer le mur de l'autre côté de la chambre. Il commença à revoir ce qui s'était passé ici quelques heures auparavant, le visage de son frère penché au dessus de lui, sa peau déchirée par ses propres os, le sang qui … « Stop ! » se hurla-t-il intérieurement, coupant court à toutes ses pensées qui dérivaient en lui flanquant la nausée. Son cœur fit une légère embardée qu'il calma en appuyant sa tête contre le mur et en passa encore une fois de plus le dos de la main contre ses yeux. Jari ne se sentait pas la force d'affronter ses souvenirs tout frais, il fallait qu'il s'active à faire quelque chose, il avait besoin de focaliser son esprit sur autre chose que ça. Alors il se pencha enfin vers Tobias qui n'avait pas bougé. Hésitant encore quelques secondes, Jari finit par décider de le réveiller. Il avait envie de lui parler, de le voir éveillé en plus de le savoir à côté de lui. L'idée de rester seul avec lui même ne lui plaisait pas. Il tapota la cuisse de Tobias tout en lui parlant :

- Eyh Tob', tu dors ?

Question stupide. Mais rien d'autre ne lui venait à l'esprit. Jari sentait qu'il allait être heureux de le retrouver, malgré l'idée de devoir parler de ce qui venait de se passer. Et peut être que son aîné allait être heureux aussi de voir son cadet éveillé et dans un état un peu moins pitoyable. L'estomac de Jari émit soudain un nouveau grondement mécontent. Bon sang, ce qu'il pouvait avoir faim !

Tobias somnolait sur sa chaise, ayant de toute évidence été incapable de garder les yeux ouverts toute la nuit malgré ses bonnes intentions. Pendant ce temps, dans son esprit, une scène déferlait, sans queue ni tête.

C’était au Pérou. Comment savais-je que c’était le Pérou ? Peu importe. Je le savais, c’était tout. Et là, je devais traverser un pont surplombant un profond ravin. Un petit pont de corde de rien du tout. Je regardai derrière moi et à mes côtés, mes deux compagnons me faisaient ressentir l’urgence de la situation. Vite ! Vite, il faut traverser !

Je plongeai mon regard dans la forêt derrière. Des bruits s’approchaient, des voix, des d’oiseaux, des jacassements de primates. Une partie brumeuse de son esprit se demanda vaguement de quoi nous courions mais la partie alerte faisait fi des questionnements. Vite !

Je cédai aux pressions qui m’entouraient. Nerveusement, je mis le pied sur le pont instable qui se mit immédiatement à frémir, envoyant des vibrations se perdre au long des interminables cordes. Je déglutis. Je devais le faire. Vite ! Les semonces d’urgence me firent mettre mon second pied, puis avancer, encore, encore, plus vite, plus vite. Le pont tremblait et nous secouait sans cesse mais toujours, avancer, avancer… Puis, soudain, quelque chose me toucha la cuisse et, sursautant, je glissai. Sans que je ne sache réagir, je perdis pied, ma jambe se précipita vers le bas, arrachant mes mains de leurs emprises. Ses épaules se coincèrent dans les cordages mais il glissait, il glissait…

Tobias se réveilla en sursaut, se redressant d’un coup sec et manquant tomber de sa chaise mais réussit tant bien que mal à se retenir en s’accrochant au dossier de la chaise. Finalement, lorsqu’il eut confirmé la stabilité de son équilibre, il se redressa lentement en baillant à s’en décrocher la mâchoire, ce qui faisait un étrange mélange avec le fait qu’il haletait sous le coup de l’émotion. Fermant les yeux, il soupira, puis se mit à s’étirer, des craquements émanant de plusieurs de ses articulations. Putain qu’il avait mal partout.

Soudain, un détail important qui s’était dévoilé au coin de sa vision lorsqu’il avait ouvert les yeux lui revint en mémoire. Il se figea et ses paupières se rouvrirent d’un coup sec. Il n’eut pas à fouiller la pièce des yeux bien longtemps avant de trouver l’objet de sa recherche ; son frère était effectivement réveillé.

"Jari !" s’exclama l’aîné, les yeux écarquillés. Il fut incapable de faire plus que bouger les lèvres en silence pendant quelques secondes, ne sachant que dire. Puis, il se secoua et s’avança au bout de sa chaise. "Est-ce que… Comment tu vas ?" fit-il, inquiet alors que les événements de la veille lui étaient entièrement revenus en mémoire. "Est-ce que t’as mal ?" Les pansements devraient sans doute être changés… Avec quoi ? Il devait passer à la pharmacie, ça urgeait. Au moins, son frère était réveillé. Pâle, mais pas le pire semblait être passé. Au moins, il n’était plus en danger. Les traits de Tobias, qui s’étaient tirés suite au souvenir d’hier, se relâchèrent un peu. Son frère allait s’en tirer.

L'aîné avait fait un bond sur sa chaise en se réveillant, le cadet en fit un sur son lit. Il n'avait pas cru que son frère sursauterait de la sorte et il en fût bien surpris ! Tobias s'étira, baîlla malgré l'expression étrange dessinée sur son visage. Jari le regarda avec des yeux ronds, sans bouger, ni parler jusqu'à ce que son frère semble enfin le remarquer.

- Jari !
- Tout doux Tob', ça va, glissa Jari étonné par une telle vivacité de réaction.
- Est-ce que … Comment tu vas ? Est-ce que t'as mal ?

Jari passa la main derrière sa nuque tout en considérant les pansements en phase de se détacher qui constellaient sa peau un peu partout. Les mots mirent plusieurs secondes à franchir la barrière de ses lèvres.

- Je me suis déjà sentit mieux, mais par rapport à tout à l'heure, ça va super bien.

Ses blessures le brûlaient sous ses pansements, il était bourré de courbatures comme après avoir joué pendant 5h d'affilée au hockey, il avait faim, mais cette terrible douleur dans ses os avait disparu. Il avait la sensation de ne jamais avoir connu un tel soulagement. Sauf peut être quand il avait compris que son frère n'était pas en train de mourir alors qu'il avait « déclenché » sa mutation. Et puis, ce soulagement ne serait que de très courte durée, il le savait. Des souvenirs de la scène qu'il avait vécue dans cette même chambre quelques heures plus tôt et des questions de plus en plus nombreuses remuaient dans les tréfonds de son esprit comme autant de serpents emmêlés. « C'est vrai ? Je suis mutant ? Je t'en prie, dis moi que c'est faux Tob' … » murmura sa voix intérieure. Jari plongea son regard dans celui de Tobias. Le bleu, ordinairement sombre, de ses iris avait pris une teinte délavée et fatiguée. Comme l'enfant qu'il avait été, Jari chercha un semblant de réponse, sinon de réconfort, dans le fond des yeux de son aîné. Mais en quelques secondes, l'homme chassa l'enfant et Jari préféra continuer à évincer toutes ces sombres interrogations qui lui donnaient mal à la tête. Il fallait se concentrer sur l'essentiel et surtout sur le présent : le danger immédiat était écarté, il allait survivre et Tobias était là. Avec un peu de chance, les choses allaient s'arranger.

Se raclant la gorge, il fit passer à nouveau ses jambes par dessus son lit, accompagné de tout un lot de protestations de la part de son estomac. Cette fois il n'y tint plus et il se décida à se lever.

- C'est pas croyable, je crève de faim ! 'Faut que je mange. N'importe quoi, mais il faut que je mange, déclara-t-il en se mettant lentement debout pour éviter de se flanquer encore une fois le vertige.

Il prit appui sur le rebord du lit avant de pouvoir faire confiance à ses jambes encore douloureuses et visiblement pantelantes. «  Allez Jari, fais un effort ! »s'ordonna-t-il. Le jeune homme parvint à faire quelques pas, motivé par l'appel de la nourriture qui l'attendait dans le frigo – et par son égo qui lui interdisait de se comporter en impotent - , quand ses yeux dévièrent vers le sol, au pied du lit. Des traces de sang couvraient encore le revêtement … Sa salive descendit bruyamment dans sa gorge à cette vue et il se tourna vers Tobi pour lui demander d'une voix blanche et neutre :

- Qu'est ce que t'as fait des … machins là ? Des « pointes » ?

Aussi étrange que cela puisse paraître, Jari éprouvait comme une sorte de pulsion étrange qui le poussait à vouloir voir ces horreurs qui avaient déchiré sa peau de ses propres yeux. Si Tobias s'en était débarrassé, ce n'était pas plus mal d'ailleurs. Mais il voulait savoir. Au moins savoir. Il prendrait le temps de réfléchir, de parler et d'aller plus loin plus tard, une fois qu'il aurait retrouvé des forces après avoir enfin mangé quelque chose !

Les yeux de Tobias parcoururent le corps de son frère, constellé de pansements en divers états de délabrement. Le tout était mit d’autant plus en valeur par Jari à chacun de ses mouvements, les pans de tissu décollant de sa peau à divers endroits laissant à nu les blessures qu’elles couvraient. Une pharmacie, et vite.

“ Je me suis déjà sentit mieux, mais par rapport à tout à l'heure, ça va super bien.”

Les lèvres de l’aîné se tordirent en un semblant de sourire. Il ne pouvait imaginer que la situation de son frère pouvait s’être améliorée tant que ça, pas après ce traumatisme. Impossible de le croire ; son frère essayait évidemment d’éviter de l’inquiéter. Certes, il était relativement calme mais Tobias était certain que sous la surface, il se passait beaucoup plus qu’on ne puisse imaginer. De plus, de telles blessures devaient le faire affreusement souffrir. Tobias en savait une chose ou deux. C’était injuste. La douleur, c’était son truc… Pas celui de Jari. Il serra un poing, caché du regard de Jari qui n’aurait jamais dû se voir infligé une telle torture corporelle. Pourquoi ? Pourquoi son frère devait-il lui aussi être un mutant ? Pas qu’il se réservait l’exclusivité du titre. Au contraire, il ressentait une certaine joie de savoir qu’il n’était plus seul à épauler cette charge. Toutefois, il savait fort bien que son frère aurait du mal à l’accepter, tout comme il avait toujours eu du mal à accepter celle de son aîné.

Son frère plongea son regard dans le sien pendant quelques instants durant lesquels les inquiétudes de Tobias furent confirmées. Toutefois, il y vit également se bâtir une détermination qui lui fit croire que peut-être, peut-être le plus jeune commençait déjà à contempler son destin. Mais ce pouvait également n’être que le calme avant la tempête. Tobias ne dit rien et l’instant passa. Tobias étouffa un soupir. Soudain, Jari se mit à se lever, ce qui incita Tobias à quitter sa chaise d’un seul bond.

“ C'est pas croyable, je crève de faim ! 'Faut que je mange. N'importe quoi, mais il faut que je mange.”
“Et ça te surprend ? Moi aussi, tiens. J’ai pas mangé depuis que je suis rentré du boulot… Et toi non plus.”

Connaissant l’orgueil familial, il se retint d’aider son frère hormis en cas d’urgence. Il fronça légèrement des yeux d’un air déterminé. Même si son cadet ne faisait que mine de possiblement tomber, il interviendrait. Pas question de prendre de chances. Il se prépara à réagir à tout. Puis, Jari lui posa la question qu’il n’avait jamais vue venir.

“ Qu'est ce que t'as fait des … machins là ? Des ‘pointes’ ?”

Tobias resta planté là pendant quelques secondes, clignant des yeux. Les pointes ? Ah oui, les pointes. Le regard de l’homme passa de l’incertitude à la compréhension et pendant quelques instants de plus, il demeura immobile. Puis, lentement, il tourna les yeux vers le pied du lit, là où, contre le mur, existait une petite zone ombragée. Il les avait empilées là, les pointes. Il n’avait pas su que faire avec elles et à défaut de connaître l’opinion de Jari, il les avait éloignées du regard afin de ne pas devoir s’en rappeler inutilement.

Tobias alla en ramasser une et la soupesa pendant quelques secondes avant de se retourner vers son frère, ses yeux rivés sur les doigts tenant fermement le morceau d’un blanc d’ivoire.

“ Je… Je ne savais pas trop quoi en faire. Je les avais gardées… T’sais… au cas où.” Voilà, c’était dit. Il leva les yeux vers Jari, l’air grave. Puis, en trois pas, il traversa l’espace régnant entre eux et tendit la pointe à son frère. “ Je m’étais dit que tu voudrais peut-être les voir.”

Cela fait et ne sachant plus que faire de sa peau, il s’éclaircit bruyamment la gorge puis déclara qu’il allait faire à manger. Puis, il contourna rapidement son frère et se rendit à la cuisine où il tourna en rond pendant un moment, cherchant à trouver ce qu’il voulait faire, avant de finalement se décider à faire des œufs avec du bacon et des rôties.

Tobias se pencha pour récupérer quelque chose au pied du lit de Jari.

- Je… Je ne savais pas trop quoi en faire, dit-il en se rapprochant de son frère. Je les avais gardées… T’sais… au cas où.

Alors il les avait bel et bien gardées … En voyant l'objet blanchâtre pointer d'entre les doigts de son aîné, Jari se prit à se demander ce qu'ils allaient bien pouvoir en faire maintenant. Mais là n'était pas réellement la question.

- Je m'étais dit que tu voudrais peut-être les voir.
- T'as … bien fait, répondit le cadet d'une voix sourde.

Sa main s'avança vers celle de Tob', couvrant lentement la distance qui les séparait. Jari finit par récupérer prestement l'aiguille d'os, comme s'il craignait que celle-ci ne se mette à le brûler. Il la contempla pendant plusieurs secondes dans le plus parfait silence, le souffle rendu glacé par la fascination morbide qu'elle exerçait sur lui. Tobias le tira de ses pensées en annonçant qu'il allait leur préparer de quoi manger. Jari opina vaguement avant de se replonger presque immédiatement dans son observation. La pointe nichée dans sa paume était presque aussi longue qu'un crayon, large comme la lame d'un petit couteau, lisse et beige sous les traces brunes de sang séchées qui la maculaient. En passant le pouce sur son arrête effilée, il constata qu'elle était presque aussi coupante qu'un scalpel. Pas étonnant qu'elle ait traversé sa peau comme s'il ne s'était s'agit que de beurre … Il avait du mal à réaliser que cette chose qu'il tenait en ce moment venait de l'intérieur même de son organisme. C'était aussi aberrant que de tenir dans la main un morceau de son propre intestin. Mais le plus aberrant dans l'histoire était sans doute le fait que ça avait faillit le tuer ! Bon, il allait peut être un peu loin dans son raisonnement, mais jamais auparavant il n'avait souffert – physiquement – à ce point. Et puis, qu'est-ce qui disait que ce qui venait de lui arriver n'allait pas recommencer ? Si ce qu'il avait vécu était véritablement lié à l'apparition d'une mutation, alors il allait devoir vivre avec en permanence, tout comme Tobi vivait avec la sienne. Et peut-être que ce changement en cachait d'autres. En somme, son organisme était en train de muter de manière irréversible sans qu'il n'ait pas la moindre idée de ce sur quoi tout allait aboutir.

A cette pensée, un frisson le traversa et l'odeur pourtant appétissante venant de la cuisine lui parut soudain atrocement écœurante. Dans un accès de panique naissante, Jari posa précipitamment le morceau d'os sur son lit et s'en éloigna presque en courant. Il récupéra à la hâte un de ses t-shirt longs et amples puis déguerpit aussi vite que ses jambes le lui permettaient en direction de la cuisine avant même de l'avoir enfilé. L'atmosphère de sa chambre devenait de moins en moins tolérable ! Une fois seulement qu'il fût arrivé près de son frère, visiblement absorbé dans la cuisson des œufs au plat, Jari sentit son haut-le-coeur s'estomper et sa respiration ralentir. Il annonça sa présence par un bref raclement de gorge puis il passa du mieux qu'il pût son t-shirt par dessus sa tête en espérant ne pas arracher trop de pansements. Malheureusement, son vêtement avait beau être lâche, plusieurs d'entre eux se décollèrent entièrement ou seulement à demi, laissant ses croûtes à nu.

- Va falloir trouver mieux, soupira Jari en retirant ce qu'il restait de son bandage au poignet.

Il examina la petite plaie avec une expression dépitée puis laissa son bras retomber le long de son corps avant d'ôter les pansements abîmés qui, de toute façon, tomberaient d'eux mêmes. Sa chair blessée l'élançait et le tiraillait à chacun de ses mouvements mais, pansement ou non, cela ne changerait pas grand chose. Et là, soudain, il revit le visage de sa mère le toiser avec des yeux sévères et lui dire : « Jari, arrête de gratter cette croûte ! Tu vas finir par la faire saigner. ». C'était fou à quel point il se rappelait clairement de cette phrase. Le plus souvent, elle était adressée à Tobi qui se blessait bien plus fréquemment que lui, ce qui la rendait encore plus mémorable à ses yeux. Ah, si Petra avait été avec eux ce jour là, elle aurait sans doute fait une crise cardiaque ou bien d'hystérie, à n'en pas douter … Le jeune homme faillit bien sourire mais cette pensée évoquait un tout nouveau problème qui le poussa à tirer une chaise et à s'assoir en croisant ses bras sur la table pour poser son menton dessus. L'odeur de la nourriture lui sembla alors malgré tout plus agréable que tout à l'heure …

- Dis Tobias, si c'est vraiment ce que t'as dis ... Enfin je veux dire, si c'est vraiment une … mutation, finit par lâcher Jari de la voix la plus plate possible en dépit du vide qui commençait à se creuser en lui, qu'est-ce qu'on va faire ? 'Fin je … Je sais même pas ce qui va m'arriver. Est-ce que ça va recommencer ? Et la famille … On va encore devoir leur cacher tout ça. Oh putain, j'espérais qu'on aurait plus à vivre un truc pareil !

Soudain affreusement mal à l'aise, il enfouit son visage dans le creux de ses bras. Réagir ainsi exaspérait une partie de lui même, mais trop d'obstacles se dressaient devant lui en même temps et il n'était pas réellement en l'état de faire face. Même son orgueil qui le forçait à garder un minimum de calme était en train de tomber. La faim y était aussi pour quelque chose ... Il avait l'affreuse sensation de revivre toute une séquence de son passé commencée lorsque son frère avait découvert sa propre mutation. Après cela s'étaient ensuivit des mois de galère et de cachotteries pour dissimuler la vérité. Et là tout semblait se ligoter de la même façon, sauf que les rôles s'étaient inversés … A présent, c'était lui qui était réellement dans la panade.

Tobias avait entrepris de faire cuire des œufs mais s’y prenait avec franchement moins d’habileté qu’à son habitude. D’abord, il avait perdu la moitié du contenu de deux œufs, restants qui avaient partiellement coulé sous le rond de poêle d’où se dégageait maintenant des minces volutes de fumée. Ensuite, il avait laissé trop longtemps cuire les œufs avant de les tourner, se rendant à ce moment-là compte qu’il avait oublié de mettre du beurre au fond du poêlon faisant en sorte que la petite odeur de brulé qui avait déjà commencé à envahir la pièce prit de l’ampleur. Grommelant, il se décida à jeter les œufs à demi calcinés, rincer le poêlon puis recommencer.

Pendant ce temps, Jari avait intégré la cuisine et s’était installé à la table de cuisine avec un air pensif. Il semblait n’avoir même pas remarqué les faux-pas de son grand frère. Enfin, comme ce dernier s’apprêtait à faire un nouvel essai, le plus jeune prit parole.

"Dis Tobias, si c'est vraiment ce que t'as dis ... Enfin je veux dire, si c'est vraiment une … mutation, qu'est-ce qu'on va faire ? 'Fin je … Je sais même pas ce qui va m'arriver. Est-ce que ça va recommencer ? Et la famille … On va encore devoir leur cacher tout ça. Oh putain, j'espérais qu'on aurait plus à vivre un truc pareil !"

Tobias se figea alors qu’il déposait du beurre au fond du poêlon. Il n’avait pas pensé à ce côté de la chose. Quand il avait muté, il avait trouvé le tout plus gênant en termes de complications journalières plutôt que dans l’optique selon laquelle son frère réfléchissait. Mais ça, c’était Jari tout craché. Il s’inquiétait pour un rien, et franchement, il avait plus tendance à penser aux conséquences à long terme que lui-même.

En quelques secondes, il se remémora des dizaines d’instances pendant lesquelles il avait été victime de sa mutation avant d’en avoir le contrôle et réprima à peine le frisson qui lui parcourut le dos en imaginant à quel point son frère allait souffrir si c’était pareil pour lui. Le tout lui semblait injuste. Pourquoi une mutation si violente?

Quelques instants plus tard, le grésillement violent qui se fit entendre lui fit réaliser qu’il devrait franchement abandonner l’idée de cuisiner à proprement parler et s’en tenir à quelque chose de plus simple. Il déplaça le tout sur un rond froid et c’est en se disant qu’il était bien qu’ils n’étaient plus en Finlande qu’il entreprit de préparer des rôties afin d’éviter de mettre le feu.

Le cas de la famille… C’était effectivement une problématique, malgré tout. Sans vraiment y réfléchir, Tobias s’était promis de prendre en charge la majorité des interactions familiales et de couvrir autant que possible pour son frère mais le problème était plus grand que cela. Jari n’aimait pas mentir et cacher des choses. Tobias se souvint de sa propre mutation et à quel point il avait dû cajoler son frère afin qu’il garde la bouche fermée. Il soupira.

"Écoute, ce qui est arrivé est arrivé," fit-il d’une voix aussi posée que possible. "Inutile de s’imaginer ce qui aurait été préférable, ça va seulement servir à te déprimer." Les mots avaient déverrouillé une assurance qui avait jusque lors laissé place à l’anxiété. Se sentant plus sûr de soi, Tobias se tourna et fixa un regard ferme sur son frère. "Aussi bien regarder vers l’avant et prendre ce qui arrive dans la vie. On sait jamais c’que ça peut apporter."

Pendant ce temps, le grille-pain avait éjecté les rôties cuites et Tobias s’affaira à en couvrir une face avec du beurre et de la confiture. “Pour les parents, l’idéal c’est de faire semblant qu’il ne s’est rien passé. T’as pas parlé de tes douleurs, non? Continue comme ça. Au moins, M’man ne voudra pas débarquer d’ici demain." Les rôties prêtes à être servies, Tobias posa l’assiette devant son frère, accompagné d’un verre de jus d’orange. "Tiens. Tu manges ça et pendant ce temps, moi, je fais un saut à la pharmacie."

Tobias voulut tapoter l’épaule de son frère puis se ravisa au dernier instant en se rappelant pourquoi il devait aller à la pharmacie. Serrant les dents, il redressa les épaules et se dirigea vers la porte.

"Je reviens bientôt," déclara-t-il une fois ses bottes aux pieds. Puis, il hocha la tête comme pour se décider à partir et quitta l’appartement.

L'esprit vidé, comme si on venait de passer dessus un énorme coup de serpillière humide et sale, Jari tripotait du bout des doigts une petite cuillère traînant sur la table. Il ne remarqua même pas que son Tobias mettait un certain temps à faire cuire une paire d'œufs au plat. Un vague silence s'était installé entre les deux frères et seul crépitement de la nourriture dans la poêle parvenait à le troubler. Jari était complètement absorbé dans ses lugubres pensées qui lui faisaient entrevoir un futur non moins lugubre. Il avait beau tenter d'entrevoir des aspects positifs, il n'en trouvait aucun. Il s'imaginait au bord d'un lac profond, une corde avec une grosse pierre au bout nouée autour du cou et quelqu'un prêt à le pousser rôdant derrière lui. Un soupir étouffé lui échappa. Une effluve de brûlé emplit la pièce. Son estomac se mit à protester. Il y prêta à peine attention. Finalement, ce fût la voix calme de Tob' qui lui fit remettre les pieds sur terre.

-Écoute, ce qui est arrivé est arrivé. Inutile de s’imaginer ce qui aurait été préférable, ça va seulement servir à te déprimer, dit celui-ci en branchant le grille-pain.

Ce qui aurait été préférable ? Presque tout aurait été préférable à ça …

- Aussi bien regarder vers l’avant et prendre ce qui arrive dans la vie. On sait jamais c’que ça peut apporter.

Jari haussa un sourcil, presque amusé. Il reconnaissait bien son frère aîné, là. On avance et on voit ce qui se passe. Si c'est pas bon, tant pis, on va voir plus loin et si c'est bon, tant mieux ! Il tourna la tête vers lui, sans décoller le menton du creux de ses bras, pour croiser le regard déterminé qu'il lui adressait. Pour un peu, Jari aurait que leur père venait de se téléporter à la place de Tobias. Heureusement non. La famille, parlons-en justement. Le grille-pain cracha alors ses tartines joliment dorées et Jari peina à en détourner les yeux tandis que son frère reprenait la parole.

- Pour les parents, l’idéal c’est de faire semblant qu’il ne s’est rien passé. T’as pas parlé de tes douleurs, non? Continue comme ça. Au moins, M’man ne voudra pas débarquer d’ici demain.
- Nan, je leur en ai pas parlé, répondit Jari d'une voix qu'il voulait plus assurée. Je pensais pas que … ça irait si loin, c'était pas la peine de les affoler pour rien – 'fin, surtout M'man. Tu sais comment elle est.

Il grattouilla la croûte sur son poignet.

- Et je vais continuer à ne pas leur en parler. Pendant longtemps, sans doute, ajouta-t-il presque tristement.

Il réfléchit un instant et le fait qu'il n'ait prononcé un mot au sujet des symptômes annonciateurs de sa mutation sembla alors présenter un très vague aspect positif. Si leur mère avait été au courant, leur situation serait passée de « catastrophique » à « apocalyptique ». Ils la connaissait tous deux assez pour savoir comment elle aurait réagit et il était clair qu'il valait largement mieux qu'elle reste à l'écart de tout ça le plus longtemps possible. Il trouverait une « solution » le moment venu. Au moins à présent, un océan entier les séparait, ce qui permettrait à Jari de conserver son secret plus facilement. C'est bien plus simple de mentir à quelqu'un en lui parlant au téléphone qu'en l'ayant en face de soi. Une assiette garnie de rôties atterrit alors juste sous son nez.

- Tiens. Tu manges ça, lui ordonna Tobias, et pendant ce temps, moi, je fais un saut à la pharmacie.

Jari ne se fit pas prier. Il attrapa une tartine et mordit dedans comme un affamé. Une fois qu'il aurait mangé, il se sentirait déjà un peu mieux. Tobias commença à lever la main pour faire on ne sait trop quoi mais il se ravisa au dernier moment. En sachant l'état de l'épaule de Jari, Tobias avait bien fait d'interrompre son geste.

- Ok. Te perds pas, hein ...

Ça aurait presque pu ressembler à de l'humour. Mais Jari adressait quotidiennement des petites répliques de ce genre à son aîné. Ça tenait plus de l'habitude que d'autre chose. Finalement, Tobias quitta l'appart' pour accomplir sa mission, laissant Jari seul avec sa nourriture et ses réflexions. Il fit de son mieux pour se concentrer plus sur la première que sur les secondes d'ailleurs. Il sirota le verre de jus d'orange aimablement laissé par Tob', dans l'espoir qui lui redonnerait un peu d'énergie, après quoi son assiette partit rejoindre l'évier dans lequel campaient déjà quelques unes de ses collègues et une poêle noiricie. Désœuvré mais moins affamé, Jari se traîna mollement vers le canapé pour aller y ruminer ses pensées, mais quand il constata qu'il ne pouvait espérer s'allonger sur le dos ou sur le ventre sans souffrir, il se résigna et fit demi-tour en direction de l'évier. Faire la vaisselle ne l'aiderait certainement pas à faire le vide, mais au moins il avait trouvé le moyen de s'occuper utilement en attendant le retour de Tobias …

Tobias fixa l’étalage de bandages et de pansements, les mains enfoncées dans les poches, les épaules voûtées. Quel bordel. Son regard glissa le long des emballages qui proposaient une multitude de produits trop blancs, se demandant à demi ce qui serait le mieux pour son frère. Il avait entièrement omis la section des petits bandages adhésifs qui lui semblaient franchement ridicules face aux blessures de son frère. Il soupira. Il tendit la main vers une boîte et la tourna afin de lire l’endos, si seulement pour lui faire faire quelque chose d’un peu plus… Proactif.

Le restant de son esprit voguait entre les pensées embrumées se rapportant aux événements des 24 dernières heures. Distraitement, il tourna la boîte entre ses doigts. Quelle mutation de merde. Quoi, maintenant? QU’est-ce qui se passerait? Est-ce que ça se déclencherait aussi souvent que la sienne l’avait fait à ses débuts? L’idée horrifiait Tobias. À chaque petite coupure, son corps se dématérialisait; parfois plusieurs fois en une seule journée. Et si ceci arriverait à Jari?

"Non", lui disait son esprit. Sa propre mutation avait réagi à des blessures, aussi mineures furent-elles. Jari devait sans doute avoir un système de déclenchement différent. Plusieurs fois par jour? Le corps pouvait-il vraiment posséder une mutation qui l’autodétruirait? L’idée lui semblait absurde, contre nature.

Malgré tout, il avait peur.

Il attrapa une seconde boîte et la retourna elle aussi.

Il ne pouvait pas laisser son frère seul. Mais ils travaillaient tous deux… Il le devrait. De temps en temps. Mais il devait absolument passer le plus de temps possible avec lui. Aucune autre solution possible. Jari lui en voudrait peut-être d’être sans cesse dans le décor… Mais il pouvait bien aller se faire foutre. Pas question que Tobias le laisse à soi-même, pas pendant qu’il demeurera un désastre ambulant.

Tobias reposa les boîtes et en prit une troisième.

Et puis de toute façon, Jari avait trop tendance à paniquer quand quelque chose arrive. Lui-même avait moins tendance à être affecté par le dramatique. Un souvenir battit de l’aile, ramenant à sa mémoire le plancher de salle de bain ensanglanté, le visage trop blême de Kris, mais Tobias le repoussa dans le noir. Ce n’était pas le temps pour ça. Il se concentra sur la boîte entre ses mains puis soupira à nouveau.

Bon. Jari l’attendait. Il se décida enfin sur un agencement de pansements de gaze et de tampons qui ne collaient soi-disant pas aux plaies ainsi que sur du ruban collant et des bandes élastiques pour tenir le tout en place, sans oublier quelques tubes de désinfectant antibactérien. Il se remplit les bras au point de se demander s’il n’aurait pas mieux fait de prendre un panier puis s’en alla vers les caisses, essayer de balancer la grande pile de boîtes afin qu’aucune ne se retrouve par terre.

Quelques minutes et une facture salée plus tard, Tobias était à nouveau au soleil, se dirigeant d’un pas rapide vers l’appartement. Il pourrait réfléchir plus tard; pour l’instant, demeurer calme et posé était essentiel. Pas question de se laisser emporter par ses émotions chambranlantes.

Quand Tobias ouvrit à nouveau la porte de l’appartement, il se tenait bien droit et sourit à l’endroit de son frère. Comme si ses blessures étaient d’origine tout à fait normale et qu’il revenait avec une quantité tout à fait raisonnable de pansements. Comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

"Allez petit, fini de manger j’espère?" fit Tobias en extirpant ses pieds de ses bottes, n’utilisant inélégamment pas ses mains. "C’est l’heure de te remettre en état!" lança-t-il comme si de rien n’était. "Tu vas voir," fit le grand blond en balançant les sacs sur la table de cuisine, "tu vas pouvoir faire un concours de costume de momie quand je vais en avoir fini avec toi."

Tobias se planta devant son frère et mit les poings sur les hanches, le toisant de haut. Finalement, après un instant, il gesticula des mains en déclarant "Allez, allez, enlève ton chandail ou c’est moi qui le fait pour toi." Tendant les mains vers l’abdomen de Jari, il fit mine de vouloir attraper l’ourlet du t-shirt pour inciter le cadet à le faire lui-même immédiatement.

Pendant que ce dernier se délestait de son chandail, Tobias fouilla dans l’un des sacs et en extirpa une bouteille de crème désinfectante qu’il descella, suivi de quelques boîtes de pansements qui ne collent pas aux plaies et de rouleaux de bandelettes et de ruban collant pour les fixer à la peau. Il se mit à siffler pendant qu’il défit le tout selon l’air de Smooth Criminal d’après la version de Sulic et Hauser. Finalement, il se tourna à nouveau vers Jari, le tube de crème antibactérienne prêt.

"Alors, on va être sage pour sa nurse personnelle?" fit l’aîné en faisant trémousser ses sourcils significativement. "Si oui, t’auras peut-être une gâterie!" fit-il avant de mettre de la crème dans sa main en se mordant exagérément la lèvre inférieure. "Tu sais que t’en as envie… OH OUI!" s’exclama-t-il fortement avant de s’élancer d’un geste théâtral, visant une première blessure, mettant d’abord sa main libre sur de la peau saine afin d’immobiliser son frère avant d’étendre la crème encore froide tout doucement sur une première blessure.

Il faillit déclarer "Si tu te plains, t’es pas un homme!" mais se retint au dernier instant. Il ne fallait pas trop en mettre. Et puis dans son état, s’il voulait se plaindre, il était tout à fait dans son droit. Tobias se concentra donc plutôt à faire des grimaces exagérées de concentration dans le but de conserver une atmosphère moins tendue. Il espéra de tout cœur que ça fonctionnerait.

Ce n'était pas la plus belle vaisselle qu'il ait fait de sa vie, mais au vu de son état, Jari s'en estimait plutôt fier. Il avait même poussé le zèle jusqu'à ranger les assiettes à leur place, chose qui n'avait pas été faite depuis un petit moment déjà. Mais son excès de soin était sans doute plus dû à une volonté de rester occupé le plus longtemps possible qu'à un véritable sérieux. En cet instant, de nombreuses choses importaient plus à Jari que la propreté de sa tanière.
Quand il n'y eût plus la moindre cuillère à ranger, il s'approcha de la fenêtre qui donnait sur la rue et passa un long moment à regarder les voitures aller et venir tout en bas. S'empêchant d'appuyer machinalement contre le mur son épaule douloureuse, il passa un long moment à cogiter, les yeux dans le vague, et ce fût sur un Jari morose que tomba Tobias quand il revint de sa mission. Son petit frère sursauta lorsqu'il entra. Il ne l'avait même pas entendu monter les marches. Il tourna la tête vers lui, le front soucieux. Mais c'est qu'il souriait l'animal … On lui avait lavé le cerveau pendant qu'il était parti ou quoi ?

- Allez petit, fini de manger j’espère ? C’est l’heure de te remettre en état ! S'exclama Tobias.

« Petit » …

- J'ai plus six ans … grommela Jari, sans réelle conviction cependant.

En plus, il ne lui fallait pas deux heures et demie pour avaler quelques tartines. Ses sourcils se haussèrent quand il avisa toutes les boîtes que contenaient les sacs déposés sur la table.

- Tu vas pouvoir faire un concours de costume de momie quand je vais en avoir fini avec toi.

Jari souffla et roula des yeux. Ses épaules se voûtèrent.

- Comme si j'en avais envie, tiens.

Il mit un moment avant de se décider à avancer d'un pas traînant vers la table. L'air dépité, il saisit une boîte de pansements qu'il considéra gravement et sans rien dire jusqu'à ce que son frère ne le presse :

- Allez, allez, enlève ton chandail ou c’est moi qui le fait pour toi.
- Euh … Je vais me débrouiller,merci, répondit Jari tout en faisant un pas de côté pour éviter les mains de Tobias qui s'approchaient dangereusement.

Il enleva son t-shirt sans s'empêcher de pester contre le tissu qui râpait contre sa peau. Il déposa son habit sur le dossier d'une chaise, attrapa un élastique qui traînait quelque part et attacha ses cheveux avec. Pas la peine de rendre la séance pansements plus compliquée en y ajoutant des cheveux qui traînent.

- Alors, on va être sage pour sa nurse personnelle ? Si oui, t’auras peut-être une gâterie!

Jari se retourna brusquement vers son frère et quand il avisa l'expression plus que louche dessinée sur ses traits, une vague soudaine d'inquiétude l'envahit.

- Euuuuuuuuh … Je me passerais de la … gâterie. Je me sens pas d'humeur.

Comme si le choc psychologique ne suffisait pas, il fallait que son propre frère lui fasse des avances ! Heureusement que les voisins ne pouvaient pas les entendre. D'accord, ce n'était pas la première fois, mais le moment était mal choisit. Pourtant, quand Jari vit la tête que tirait son frère en pressant le tube de désinfectant, il sentit les coins de sa bouche s'étirer.

- Tob', arrête, tu m'flanques la trouille là.

Et il recula d'un pas, lorsque Tobias s'écria :

- Tu sais que t’en as envie… OH OUI !
- AH NON !! Dégage !

Il éclata de rire – il eût du mal à croire qu'il en était capable – et tenta de s'échapper mais Tobias le retenait déjà. En temps normal, Jari se serait précipité derrière le canapé et aurait trouvé un objet qui aurait pu l'aider à garder son frère à distance, mais en l'occurrence, il valait mieux qu'il se laisse faire. Son sourire se transforma en un cri de porte qui grince lorsque la crème atteignit sa peau.

- Arrrrrh ! C'est froid ton truc ! Un frisson lui parcouru tout le long de l'échine. Et ça pique !

Parfois, Jari savait très bien comment se plaindre. Il en aurait bien dit plus si ne craignait pas que son frère ne se moque de lui et ne le traite de fillette. Il endura donc le désagréable contact du désinfectant en silence. De toute façon, il valait mieux grincer un bon coup des dents que se retrouver à l'hôpital pour se faire soigner d'une septicémie …

- J'ai une idée, finit-il par lâcher tandis que Tobias venait de panser la première plaie. Occupe toi du dos, moi je vais essayer de faire les autres.

Jari, à cet instant seulement, se rendit compte que les pensées obscures qui n'avaient cessé de le tourmenter depuis son réveil s'étaient complètement dispersées l'espace de quelques minutes. Mieux encore : Tobias avait réussi à le faire rire avec ses âneries. Il lui avait redonné le sourire alors que son moral était presque au plus bas à peine quelques instants plus tôt. Rares étaient ceux qui auraient pu réussir une telle chose, qui l'auraient aidé jusqu'au bout. Et si quelqu'un d'autre que Tobias s'était tenu à ses côtés durant tout ce temps, que se serait il passé ? Les choses auraient totalement différentes, plus sombres. La présence de son aîné ne résolvait pas tout, le choc serait encore dur à encaisser, mais elle faisait énormément de différences aux yeux de Jari.

Celui-ci tendit le bras pour attraper un pansement dans sa boîte et l'appliquer au niveau de son sternum, sur la plaie qu'il venait de désinfecter. Ensuite il batailla contre le rouleau d'adhésif pour en découper un morceau afin de fixer le pansement. Le résultat était plutôt bancal mais au moins ça couvrait correctement la plaie. Par contre ça ne calmait pas la désagréable sensation de picotement que laissait la crème … Preuve qu'elle devait faire effet.

- Bon, bah, une de plus, déclara Jari.

Puis il s'attaqua à la blessure de sa cuisse. Celle-là lui faisait plus mal que les autres, il fallait dire que la pointe avait eu plus de chair à traverser. Jari espérait qu'il cicatriserait rapidement et que la douleur s'atténuerait vite.

- Au moins toi, t'as plus ce genre de problèmes, lâcha le cadet à son aîné en songeant à ces détails.

Il se sentit une pointe d'envie pour Tobias, lui qui avait une mutation pour le moins utile, surtout depuis qu'il la contrôlait un minimum. Le coeur de Jari eût un pincement, mais il fit un effort pour dévier ces pensées qui menaçaient de le traîner sur le chemin de la jalousie. Et son frère était la dernière personne qu'il voulait jalouser.

- Mais moi je ne risque pas de me retrouver à poil à chaque fois que ça … ça se déclenchera. Si ça se déclenche encore.

On se console comme on peut ...

N’ayant rien à redire face à l’idée de son frère, Tobias s’attela à la besogne de panser les endroits moins accessibles sur le corps de son frère en commençant par le dos.

"Au moins toi, t'as plus ce genre de problèmes."

Tobias fronça un sourcil, se demandant pendant une seconde de quoi son frère parlait. Il ne s’était jamais fait des dommages si extensifs… Puis, il roula des yeux contre soi-même. Bien sûr; les conséquences de la mutation. Il grimaça. "J’en ai eu assez longtemps merci! Le temps que ça m’a pris avant de comprendre que je pouvais le contrôler…"

"Mais moi je ne risque pas de me retrouver à poil à chaque fois que ça … ça se déclenchera. Si ça se déclenche encore."

Tobias ricana. "Eh, oh, ça a ses avantages, tu sauras!"[i] lâcha-t-il en envoyant un air narquois à son frère en déballant une nouvelle boîte de bandages. [i]"Sans m’être retrouvé à poil, jamais Leena m’aurait adressé la parole. T’aurais dû la voir, celle-là. T’en aurais bavé. Elle me griffait exprès quand on…"

"J’veux pas le savoir!! "

Tobias éclata de rire et ébouriffa les cheveux de son frère avec ses mains gommées malgré les protestations de Jari. Puis, l’un grommelant et l’autre ricanant, ils continuèrent leur besogne.

Au bout d’une demi-heure ainsi, Tobias se jura intérieurement que dès qu’il aurait terminé de panser son frère, il ramasserait le téléphone et appellerait le premier salon de coiffure dans le bottin pour céduler un rasage intégral du crâne.

Il avait oublié de s’attacher les cheveux avant de s’attaquer à la besogne et il le regrettait maintenant avec une amertume qui avait commencé à s’accumuler après seulement quelques minutes de travail. Son front était collant dû à ses nombreuses tentatives pour éloigner le rideau qui lui obscurcissait la vue avec des mains couvertes de crème. En plus, ses cheveux étaient franchement dégoûtants et puaient la crème antiseptique.

Tobias expira, causant par la même occasion des vagues dans les mèches qui avaient à nouveau glissé autour de son visage. Saleté de cheveux.

"Ouais, eh bien, je ne serai pas fâché d’en avoir fini. Une chance qu’on a presque terminé. Ah! Dis, après ça, tu veux écouter le dernier film d’horreur, tu sais, Sulfur? Je l’ai téléchargé avant-hier. Et on pourrait se commander un festin de pizza avec ça! T’en penses quoi?"

- C'est ta vie privée, merde.

Nan mais c'était vrai quoi, Jari ne voulait pas tout savoir de ce que son frère pouvait bien faire avec ses copines ! Il y avait des détails dont il se passait aisément et le moment n'était peut être pas très favorable à ce genre de confidences.
Leur petite séance dura encore une bonne trentaine de minutes durant lesquelles Jari endura sans se plaindre le contact désagréable du désinfectant. Il ne cessait pas de se poser toujours les mêmes questions mais la présence de Tobias et la conversation qu'ils entretenaient tous les deux l'empêchaient de trop sombrer dans la mélancolie. Qu'est-ce qu'il pouvait être utile quand il le voulait, ce Tobias. Il n'était pas l'infirmier le plus doué qui soit et il foutait de la crème partout mais cétait déjà pas mal. Quand Jari se leva enfin de sa chaise, il écarta les bras comme pour exposer l'oeuvre que formaient ses pansements.

- Je ressemble à rien, marmonna-t-il.

Il s'observa avec un air dépité, tout en se disant qu'une montagne de sparadrap valait mieux que des plaies à l'air libre, alors que son frère semblait se battre avec ses propres cheveux.

- Ouais, eh bien, je ne serai pas fâché d’en avoir fini. Une chance qu’on a presque terminé, lâcha finalement l'aîné. Ah ! Dis, après ça, tu veux écouter le dernier film d’horreur, tu sais, Sulfur? Je l’ai téléchargé avant-hier. Et on pourrait se commander un festin de pizza avec ça ! T’en penses quoi?

Son frère non plus n'était pas mécontent d'en avoir terminé, surtout qu'il n'était pas à la meilleure place. Il regarda Tobias, hésitant un instant. C'était facile pour lui de faire comme si rien ne s'était passé … Ce n'était pas lui qui avait vu son organisme muter. Même s'il avait déjà vécu une chose similaire, il ne pouvait pas réellement comprendre ce qui se passait dans la tête de Jari. Tout avait été trop violent, trop brutal et la tempête qui avait découlé de tout cela ne serait pas apaisée par une séance télé. D'un autre côté, ne rien faire et laisser l'inquiétude aggraver les choses n'apporterait rien de bon. Même si, honnêtement, il n'en ressentait pas vraiment l'envie, Jari décida d'avancer dans le sens de son frère, comme il l'avait souvent fait. Avec un peu chance, c'était la bonne chose à faire.

- Bah, pourquoi pas ? Du moment que ça parle pas de mutation ou de mutilation ...

Pas question de remuer le couteau dans la plaie en regardant un film susceptible de lui rappeler ce qu'il avait subit peu de temps avant ! Le plus jeune des deux frères enfila prudemment son t-shirt par dessus ses pansements et sembla soudain avoir comme une illumination. Il se retourna vers Tobi pour lui tapoter l'épaule avec une lueur avide dans les yeux.

- Si on prend des pizzas, faut absolument qu'on commande celle avec trois tonnes de fromage !!

Tout compte fait, se vautrer dans le canapé devant un film tout en mangeant des pizzas à s'en faire éclater la panse pouvait être un remède assez efficace aux idées noires. Un remède temporaire, du moins ...