Cela faisait plusieurs que la mouche lui tournait autour avec force vrombissements. Plusieurs minutes qui étaient déjà largement de trop … Assis sur un tabouret derrière le comptoir caisse, les pieds posés sur le rebord d'une étagère basse, les doigts pianotant sur son genou, Jari ne quittait plus des yeux le misérable insecte. Ses iris bleus suivaient toutes les ellipses que décrivait la mouche comme un viseur d'arme à feu. Immobile, le Finlandais attendait LE moment pour frapper.

- Allez, pose toi un peu par là ma jolie, qu'on en finisse, susurra-t il entre ses dents.

L'attente dura encore quelques secondes, quand la bestiole atterrit en silence sur le rebord du comptoir. Contenant sa jubilation, Jari se pencha en avant, tout doucement tout en levant la main. Surtout, ne pas la faire fuir ! Le front froncé par la concentration, il s'approcha encore et …

SBAM !!

Il écrasa violemment la paume de sa main à l'emplacement où se trouvait le diptère. Fébrile, il souleva la main et poussa un cri victorieux quand il vit que la mouche était à présent réduite en une bouillie qui salissait ses phalanges et la surface de la table.

- J't'ai eue !

Doux plaisir que celui de la vengeance. Surtout quand arrivait la fin de la journée et que l'ennui commençait à se faire sentir ! Il n'y avait plus réellement grand chose à faire à présent que toutes les commandes avaient été rangées et enregistrées. Earl, le patron, était en train de régler quelques affaires dans l'arrière boutique et avait laissé Jari s'occuper des potentiels clients susceptibles de se pointer bien que la probabilité d'en voir un diminuait de minute en minute. Le jeune homme trompait donc son manque d'occupation en réglant leur compte aux mouches assez audacieuses pour venir bourdonner un peu trop près de ses oreilles. Il continuait de contempler le cadavre pilé de sa victime quand la porte de la boutique s'ouvrit dans un grincement. Jari tourna la tête vers l'entrée, remarqua la jeune femme qui venait de franchir le seuil, ôta prestement ses pieds de l'étagère et frotta sa paume contre son jean pour en décoller les restes de diptère. Il s'éclaircit la gorge et lissa son t-shirt noir décoré du slogan « Be my Sin » qui allait très prochainement passer par la case laverie.

- Bonjour,salua la nouvelle venue. Excusez moi vous savez ou je peux trouver des cordes pour basse ? Je cherche des corde à filée plats d’un tirant de 55/110, si vous avez ?

Jari la dévisagea rapidement. Ses cheveux courts, sa petite carrure et son sourire ne lui rappelaient rien. C'était la première fois qu'il la voyait. Et force lui était d'avouer qu'il trouvait étonnant de voir une demoiselle comme elle demander des cordes pour basse. Mais il n'était pas là pour juger les clients. Son visage prit l'expression affable que Jari s'efforçait d'afficher quand il faisait son travail de vendeur. Il salua October d'un signe de tête avant de se pencher sur la question qu'elle lui avait posé.

- Normalement, on en a ! Faut juste que je … retrouve l'endroit où elles sont rangées, fit il avec son indécrottable accent.

Et voilà comment on perd beaucoup en crédibilité … Mais s'était Earl qui s'était chargé de les placer lors de la dernière séance de rangement, pas lui. Tout en replaçant ses cheveux derrière ses épaules, Jari se dirigea vers des casiers accrochés au mur dans lesquels étaient entassés des dizaines d'accessoires pour tout type d'instruments. Ça allait de l'anche pour clarinette au métronome de poche. Les cordes devaient être là. Et en effet,plusieurs lots de cordes étaient rangés dans le casier de droite. Le Finlandais en piocha plusieurs pour décrypter les étiquettes. Son expression se fit vite perplexe.

- Alors j'ai bien des plates mais je sais pas si j'ai le bon diamètre. Euh, tiens, prends les, je vais vérifier.

Sans plus s'embarrasser, il donna les cordes à la jeune femme avant de replonger le nez dans le casier. Ce serait quand même bête de pas avoir ce qu'elle demandait alors qu'on était dans une boutique spécialisée ! Finalement, il dénicha enfin ce qu'il craignait ne pas trouver : un lot de cordes rangées par 4, avec l'inscription 55/100 marquée sur l'étiquette. Yes !

- Bah on peut pas rêver mieux ! S'exclama Jari en tendant sa petite trouvaille à la musicienne. C'est bien ce que tu cherches ? En tout cas c'est pas très souvent qu'on croise des filles qui font de la basse, conclut il machinalement.

- J’avais le choix entre la couture et la basse… J’voulais sortir des clichés, alors j’ai prit la basse.

Jari poussa un petit rictus.

- T'as bien fait je crois.

Fallait dire que la couture lui évoquait à peu près autant d'intérêt que la culture du chou rave hors-sol.

- Sérieusement, disons que ce qui est rare c’est d’avoir un cousin qui vous fait entrer dans un groupe à 13 ans.
- Sérieux ? Fit Jari en tournant la tête vers la jeune femme, intéressé. C'est cool les cousins comme ça !

Lui même avait commencé à peu près à cet âge là à jouer avec quelques copains mais il ne s'était réellement investi dans un groupe qu'au début de sa quinzième année. Et autant dire que depuis, il avait prit goût à la scène et au travail d'équipe. Parfois, il sentait que l'esprit de groupe lui manquait alors il se jurait que dès qu'il trouverait les bonnes personnes avec qui bosser, il retenterait l'expérience. En Finlande ou même à New York. Il fallait juste qu'il s'arrange pour trouver des musiciens cools et motivés. Ce qui en soit n'était pas une chose franchement aisée … Mais sa passion de la musique valait bien une bonne poignée d'efforts.

Jari regagna alors le comptoir, remarqua le morceau d'aile et de thorax encore écrasé dessus et saisit à la sauvette un chiffon qui traînait par là pour l'enlever. De la mouche il ne resta qu'une vague trace marronnasse sur le meuble.

- Tu joues d’un instrument ? Demanda alors la bassiste tandis qu'il fourrait le tissus dans un tiroir.
- Ouais, de la guitare. Et je … chante un peu aussi.

D'une manière assez singulière, mais oui, il chantait. Néanmoins, ces derniers temps, Jari chantait plus souvent sous sa douche que dans d'autres circonstances. Il n'avait pas eu une bonne occasion pour entrainer sa voix en bonne et due forme depuis un moment déjà. Depuis qu'il s'était installé à l'appart' avec son frère, il faisait attention à ne pas faire ses vocalises trop fort, de peur de flanquer la frousse à tous ses voisins. Pourtant, il fallait réellement qu'il se remette au boulot ou sinon, il sentait qu'il finirait par perdre totalement la main. Ou plutôt, le pharynx !

- J'ai pu jouer dans un groupe pendant une paire d'années aussi. Mais ça fait un moment que j'ai arrêté. Avec les études et tout … J'avais plus trop le temps.

«  Bon, tu vas pas lui raconter ta vie non plus ? » se sermonna intérieurement le Finlandais. Il n'aimait pas trop déballer son vécu comme ça, d'emblée. Il trouvait ça narcissique sur les bords et dans le fond, il n'osait pas trop parler de lui à des gens qu'il connaissait très mal. Quoique là, c'était la demoiselle qu'il avait en face de lui qui avait engagé la conversation et elle demandait juste à parler musique. Quel mal à ça ?

- Bref, sinon, pour les cordes, c'est 20 dollars. Tu veux un truc pour les transporter ou ça ira ? Demanda-t il assez formellement.

Sur ces bonnes paroles, il avait terminé son travail. Il appuya ses coudes sur le comptoir et replaça une énième fois ses cheveux derrière ses épaules quand une question lui passa par la tête. Cette question, il l'avait déjà posée à Max, ce gosse qui lui avait permis de décrocher son job à la boutique. Malheureusement, la réponse avait été négative. Peut être aurait il plus de chance cette fois-ci.

- Dis, tu connaîtrais pas par hasard un groupe qui donnerait dans le métal ou le hard rock et qui chercherait un guitariste ? Même si c'est que pour un « petit » remplacement. Ou alors des musiciens en stand by ...

Rejoindre même temporairement une bande lui permettrait de ne pas trop perdre la main mais à ses yeux, ce n'était pas aussi bien que de monter son propre groupe. Au fond, il avait ça derrière la tête depuis un bout de temps. Et en y pensant bien, s'il reprenait contact avec Max, il avait peut être une chance de mener son projet à bien. A condition que le gamin soit prêt à s'investir dans le truc et qu'il puisse recruter plus qu'un simple guitariste.

- Oh non, la voix est pas vraiment offerte avec la gratte, je t'assure, répondit Jari avec un sourire en coin tout en rangeant l'argent bien au chaud dans la caisse. J'ai mis un petit moment - plusieurs mois en fait – avant de pouvoir chanter correctement. Et pis c'est pas que je suis pas convaincu, c'est plutôt qu'en général les gens considèrent pas le chant death comme une vraie manière de chanter … Nan parce qu'avec la gueule que j'ai, tu dois bien te douter que je chante pas du Simon and Garfunkel !

Peut être que s'il se coupait les cheveux et se laissait pousser la moustache, il pourrait chanter du folk ! Mais présentement, il n'avait aucune envie d'entonner des cantiques ou des refrains parlant d'un condor qui passe. A évoquer vaguement ses premiers entraînements vocaux, il se rappelait très bien de la tête que tirait sa mère à chaque fois qu'ils venaient à en parler. La pauvre Petra avait eu bien du mal à comprendre ce que son fiston, qui venait tout juste de perdre sa voix de gamin, pouvait trouver d'intéressant au fait de hurler à s'en casser la voix. Pourtant, ça n'avait pas découragé Jari qui avait poursuivit ses efforts et s'était forgé une véritable gorge en acier trempé. A présent, sa voix capable de grandes montées en puissance faisait sa marque de fabrique et lui avait offert sa place dans le groupe qu'il avait suivit pendant toute son adolescence. La passion de la musique pouvait avoir de grandes conséquences parfois …

Le jeune vendeur tendit alors son nouveau bien à son acheteuse, posa ses coudes sur son comptoir et se mit à se gratter machinalement l'avant bras gauche. Une vague moue de dépit se peignit sur son visage quand October donna sa réponse à la question qu'il lui avait posée. Comme il s'y attendait un peu, elle fût négative. De toute manière, il ne s'était pas forgé de trop grands espoirs.

- Non, là, comme ça, j’vois pas. Mais je sais pas, tu travaille ici souvent ? Parce que si jamais j’entends parler d’un truc, je pourrais toujours trouver le numéro du magasin et te tenir au courant, si ça t’intéresse.

Le Finlandais cessa une seconde de tripoter ses poils de bras pour regarder la demoiselle.

- Ah bah, moi je bosse du lundi au vendredi.

Il s'arrêta une seconde tout en jetant un oeil en direction de l'arrière boutique. La porte du bureau était fermée pour l'instant. Un soupir d'hésitation lui échappa.

- Ca t'arrangerais carrément pas que je te passe plutôt mon numéro de portable ? Ou carrément mon adresse mail, ce serait plus pratique. Parce que si tu téléphone directement ici, t'as des grandes pour tomber sur le patron plutôt que sur moi.

Et dans ses mauvais jours, le patron était capable de rembarrer un importun susceptible de déconcentrer son unique employé alors qu'il était supposé ranger des commandes. Earl n'avait rien qui pouvait le rapprocher d'une hôtesse de standard téléphonique. Jari s'empressa tout de même d'ajouter :

- Mais si tu veux pas, c'est pas grave. Appelle quand même ici.

Après coup, le fait qu'il propose d'emblée de divulguer son adresse mail pouvait paraître un brin incongru. Mais évidemment, Jari n'avait pensé à cela qu'après coup. Bon, au moins la jeune femme lui inspirait suffisamment confiance pour qu'il ne regrette pas sa proposition.

- Par contre si t’arrive à réunir des musicien et qui te manque un bassiste, j’pourrais peut être dépanner, poursuivit elle alors. Enfin c’n’est pas une obligation, c’est juste qu’en ce moment je dispose de pas mal de temps, vu que j’n’ai pas de taf. J’ai un groupe que je ferais toujours passer en priorité, mais ça laisse quand même un peu de temps libre. Enfin voilà quoi !
- Ca ce serait cool ! Répondit Jari avec un sourire un peu plus large. J'ai encore réunit personne mais si jamais ça prend forme … Ouais ce serait cool ! Sympa de ta part aussi.

Une vague d'enthousiasme l'envahit. Il venait de faire un pas en avant ! Tout aide était bonne à prendre. Par contre, il résidait encore quelques hics : est-ce que la bassiste était prête à donner dans le métal ? Trouverait elle le temps de bosser dans deux groupes à la fois ? Apparemment, du temps libre, elle semblait en avoir. Oh et puis, rien n'était fait, ils auraient le temps de reparler de tout cela si le projet voyait le jour ! Il fallait juste qu'elle accepte de garder un petit minimum de contact.

- Donc, commença alors le blond, si t'es d'accord, je te passe …
- Bon Jari, si tu bossais au lieu de courtiser des clientes qui n'ont rien demandé ?

Jari tourna vivement la tête vers la porte de l'arrière boutique. Son patron à la carrure impressionnante avait choisit le meilleur moment pour se pointer … Mais le sourire en coin qu'il arborait trahissait un des ses rares accès de bonne humeur et il semblait plus apte à plaisanter plutôt qu'à critiquer son employé. Le vendeur poussa alors un petit rictus nerveux, tout de même heureux de voir que le boss était de bon poil..

- Je courtise pas, je parle business. Et comment veux tu que je bosse quand le seul truc que je trouve à faire, c'est d'écraser les mouches ?
- Je trouverais toujours quelque chose pour que tu t'ennuie pas, tu n'as qu'à demander ! Bon, je reviens. Mademoiselle, si ce feignant vous ennuie, dites le moi ou mettez lui une baffe, n'hésitez pas.

Et Earl s'éloigna en direction du sous sol. Vraiment de bonne humeur aujourd'hui lui … C'était presque étrange. Jari hocha alors dédaigneusement la tête avant d'adresser un regard las à October.

- Mon patron, glissa-t il avec un haussement d'épaules.

- Tu rigoles ?! Avec ta dégaine, je te verrais bien chanter hey Schoolgirl, ça doit avoir un côté carrément tripant.
- Manquerait plus que ça ! S'exclama Jari avec un petite grimace et un ricanement. J'ai plus qu'à me mettre au corpse paint comme ça y'aura plus de méprise.

La jeune femme lui expliqua ensuite un semblant de point de vue sur le chant death. Comme pour tout, il y avait ceux qui étaient pour et ceux qui étaient contre. Le Finlandais songea que si la bassiste acceptait un jour de bosser avec lui, il valait mieux pour elle et sa santé mentale qu'elle se prépare à supporter sa voix rauque. Il garda la remarque pour lui. Il espérait tout de même que cela ne la rebuterait pas, ce serait bête tout de même ! Et puis, même si Jari appréciait l'aspect brut et sauvage de ses propres vocalises, il conservait un certain attrait pour la mélodie. Parce que hurler, c'est bien, mais c'est mieux quand on ajoute une réelle touche musicale à l'ensemble. Eikki, son ami avec qui il avait fondé High Moon, son premier groupe, avait largement contribué à lui forger cette conception.

Quelques instants plus tard, Earl vint les déranger en plein dans leur petite concertation avant de repartir aussi vite qu'il était venu. La musicienne avait clairement été intimidée par la mine patibulaire du maître des lieux – ceci dit, c'était compréhensible - et elle avait vaguement acquiescé l'idée de pouvoir gifler le pauvre vendeur. Comme s'il méritait cela tiens ! Bref.

- Celui qui crache des éclairs… lâcha soudainement October alors que Jari commençait à rassembler ses cheveux en queue de cheval pour qu'ils cessent de pendouiller devant ses yeux. Heu… Oublie ce que je viens de dire. C’est mieux. Heu, tu voulais me passer quelque chose, non ? Ah et au passage, t’as une feuille et un stylo qui n’aurais pas servi à tuer une mouche, que je te passe mon numéro. Si tu veux. Qu’on puisse au moins se tenir au courant, si ça t’intéresse et surtout pas que j’ai à avoir ton patron, si jamais j’entends parler d’un truc.
- J'suis pas encore employé par Zeus en personne tu sais, répondit le blond en essayant de ne pas trop laisser paraître son air rigolard. On dirait qu'il est dans un bon jour aujourd'hui de toute façon. S'il était de sale humeur … Peu importe.

Tout en parlant, il se pencha pour choper un crayon et un post-it sous le comptoir. A l'entendre dire, October risquait de penser que Jari travaillait sous la tutelle d'un véritable tyran au tempérament instable. Eaétait brut de décoffrage, c'était tout de même quelqu'un de bien dont il fallait gagner la confiance. Et Jari avait bien comprit que s'il s'appliquait dans son travail, il n'aurait pas de problèmes avec lui. Il inscrivit quelques mots sur le bout de papier avant de le tendre à October. Dessus, on pouvait lire, griffonnée à la va-vite, sa fameuse adresse précédée de son prénom : ViKing-InSide@ hotmail.fin

- J'en ai encore écrasé aucune avec ça. T'inquiètes.

De toute façon, je préfère les tuer à la main, songea machinalement Jari.

Le Finlandais fit glisser le crayon et les feuilles devant lui sur le comptoir en bois. Il écoutait ce que lui racontait October en essayant de ne pas ricaner. Elle l'amusait avec son allure de gamine paumée sur les bords qui confond votre boss avec Zeus. D'ordinaire, on disait toujours que c'était les hommes qui se devaient de faire rire ces dames mais là, c'était l'inverse. Il fallait dire que Jari était bien content de l'avoir rencontrée, elle qui était prête à offrir ses services musicaux. Et puis, le coup de la machine à laver, il connaissait très bien lui aussi. Il l'avait plusieurs fois expérimenté à ses dépens ou à ceux de son frère quand il était chargé d'emmener tous leurs fringues à la laverie. Soudain, la voix de la jeune femme quitta son vague ton d'excuses pour l'interroger :

- Question ! Qui va sûrement paraitre étrange mais… Tu finis bientôt ?

Jari commença à ouvrir la bouche pour répondre mais elle ne lui laissa pas le temps de finir.

- Ouais, question vraiment étrange. En fait, laisse tomber, c’est vraiment débile de poser ce genre de question.

Il resta une seconde à la dévisager, mâchoire entrouverte puis coula un regard vers la pendule fixée au mur avant de revenir à son niveau.

- Bah je vais te répondre débilement que je finis dans trois quart d'heure à peine, avança-t Jari en haussant les sourcils. Dans le fond, je trouve pas ça débile moi. Je suppose que c'est pour qu'on aille boire un coup que tu m'pose cette question. C'est pas si débile que ça tu sais ! C'est même une bonne idée.

Jari ne se retint pas de rire cette fois. Si October n'avait pas eu l'intention de le convier boire un verre, c'était lui qui allait passer pour un débile. Mais bon, il voyait mal ce qu'elle aurait pu lui demander d'autre. Il ôta ses coudes du comptoir pour enfoncer les mains dans ses poches.

- En tout cas, si t'es prête à m'attendre un peu, j'accepte, ajouta t il, clin d'oeil à la clé.

C'était la perspective de bien finir la journée, appuyé à un comptoir de bar plutôt qu'à un comptoir caisse, avec une bière à la main et une musicienne à qui faire la parlotte. Le tout de façon strictement professionnelle, ne l'oublions pas. Mais pour ça, encore fallait-il que October n'ait pas l'idée de se raviser ! C'eût été bête de passer à côté de ça. Un bruit de pas résonna alors dans l'escalier du sous sol et Earl vint déposer un carton sur le seuil.

- Jari, range ça dans le bureau, tu veux ?
- Ouais ouais ouais.

Après quoi l'homme replongea vers l'étage inférieur aussi vite qu'il était venu. Le commis jeta un petit regard d'excuse à October et partit chercher la boîte. Il ne se dirigea pas immédiatement vers le bureau, préférant s'arrêter un instant au niveau de la bassiste, affichant un sourire malin du coin des lèvres.

- Alors, l'idée tient bon ? Ou tu trouve ça toujours aussi débile ?

Au pire, si elle se désistait, Jari pouvait toujours l'inviter lui même. Et sauf excuse valable, il allait trouver le moyen de la convaincre. A moins qu'il n'ait réussit à lui faire réellement regretter son idée de départ…


( content que ça te plaise ! )

Rajustant sa prise sur son carton, Jari lâcha un « Cool  ! » enthousiaste à entendre la réponse d'October. Si elle aimait les trucs débiles alors elle avait une chance de s'entendre avec Jari. Ca l'arrangeait lui, au moins il ne craindrait pas trop de faire une gaffe, c'était plutôt un bon point. Préférant ne pas s'attarder, il fila vers le bureau du patron pour y déposer son paquetage. Quand il revint dans la boutique, la musicienne venait de trouver de quoi passer le temps et avait laissé un papier griffonné sur le comptoir. Jari y jeta un oeil avant de le fourrer dans sa poche. «  October » … Original comme prénom. Ça lui évoquait le début de l'interminable hiver nordique auquel il avait droit tous les ans dans sa Finlande natale. Forcément, ça allait lui faire drôle ici, à New York, de voir encore le jour en plein mois de décembre. Mais à ce qu'il savait, la ville était souvent victime de tempêtes de neige en hiver. Au moins, ça lui rappellerait un peu le pays !
Il observa encore quelques instants du coin de l'oeil la bassiste qui commençait à faire jouer les cordes de son instrument. Puis Jari rejoignit Earl qui commençait à remonter du sous sol. Ensemble, ils remirent de l'ordre dans le bureau, rangèrent les petits objets que contenait le carton, accueillirent un dernier client rasta qui venait récupérer un saxophone et ce sans que le patron ne cesse jamais de surveiller October. Dans le fond, Jari le comprenait. Dans le Hell's, on ne savait pas trop quel genre d'énergumènes pouvaient franchir la porte de la boutique. C'était très facile de se faire piquer quelque chose. Dans certains cas, le cambriolage prenait des dimensions de sport national. D'où la méfiance naturelle d'Earl. Jari tenta pourtant de le rassurer :


- T'inquiètes, elle a déjà payé ce quelle a acheté … lui souffla-t-il à mi-voix.

La grand bonhomme sembla un peu moins circonspect par la suite. Mais ses yeux faisaient toujours des aller-retours dans la direction d'October. Jari l'écoutait jouer quand il passait à côté d'elle. Les notes sonnaient de mieux en mieux à chaque minute et le jeune vendeur eût tôt fait de se dire qu'il était plutôt bien tombé ! Comme pour lui, les années de pratique n'avaient pas servi à rien !
Il se garda de la déranger jusqu'à ce que, après une ultime vérification de l'état général des lieux, Earl donne enfin l'autorisation à son employé de plier bagage. Il allait sans doute mettre October dehors par la même occasion mais se ravisa quand il constata qu'apparemment, elle allait partir avec Jari …

- Bon, et tu es à l'heure demain matin hein ! Rappela Earl.
-'Pas mon genre d'être en retard, répondit Jari avec un sourire malin.
- Vaut mieux pour toi. Allez, du vent toi. Et au plaisir mademoiselle.

Le Finlandais lui adressa un signe de la tête avant de se diriger vers la porte et de la tenir ouverte pour October.

-T'as une idée de l'endroit où tu veux aller ? Commença-t-il une fois qu'ils furent dehors tous les deux. Je te le dis tout de suite, le Hell's c'est pas ce qui y a de plus classe. Je suppose que tu connais mieux comme coin.

Il s'était dit que la jeune femme devait mieux connaître New York que lui, lui qui avait débarqué ici en plein milieu de l'été. En quelques mois, il avait réussi à prendre ses repères mais il se sentait encore loin de tout savoir de cette fourmilière à l'échelle humaine. Si October proposait un truc, il n'allait pas du tout la contredire, il n'avait rien de mieux à proposer.

Jari jeta son sac à dos sur son épaule et remonta la fermeture de son sweat. A côté de lui, October avait l'air d'avoir mangé un ressort d'amortisseur. L'air devait être un peu trop frisquet à son goût. Le blond quand à lui s'en fichait un peu. Il avait bien plus de chances de mourir calciné en plein milieu d'une canicule que de faire une hypothermie ! Encore une fois, il se laissa sourire quand l'Américaine leva le visage vers lui pour lâcher avec une intonation implorante dans la voix :

-Un endroit où il fait chaud ?

«  C'est ça, sors moi le coup des yeux de chien battu ... » songea Jari en ricanant.

- Le Hell’s est considéré comme le pire des quartier, même, enchaina-t-elle en resserant sa veste contre elle. Y a un coin super sympa, mais c’est pas la porte à côté : Soho, tu connais ?
- Ouais, un peu. J'avoue que j'aime bien ! J'y ai déjà trainé, j'ai été jeter un oeil au night club là … Le Pandora's Box c'est ça ? y'a pas très longtemps. J'espère que tous les bars du quartier pratiquent pas les mêmes prix sinon on risque de finir soit déshydratés soit ruinés !


C'était quoi le plus terrible ? Peut être bien la première hypothèse … Mais bon, inutile de trop s'en faire, tous les bars ne devaient pas pratiquer le même racket que celui que perpétrait le prestigieux club. Ou du moins c'est ce que Jari espérait !

- Ou ailleurs, on peut pas avoir pire qu’ici de toute façon. Hey, au fait j’m’appelle October… lança alors la bassiste, tirant le jeune homme de ses réflexions sur le cours de l'alcool à Wall Street. Alors ouais, je sais, t’as du le lire sur le papier que je t’es laissé. Heu, tu as bien récupéré le papier, hein ? Mais enfin bref, on moi c’est dit de manière plus officielle. Enfin, cela dit, on s’en fou un peu du côté officiel, c’est juste que… Bref voilà quoi.

Sans trop réfléchir, il attrapa la main qu'elle lui tendait avec un enthousiasme très mal dissimulé et la secoua chaleureusement.
- Et moi c'est « Yalli » ! Enchanté ! Voilà, c'est officiel maintenant. Dommage qu'on aie pas de papier à signer, ça l'aurait fait encore mieux, ajouta-t-il d'un air taquin. Et te bile pas, j'ai récupéré le petit machin.

Il traça un carré dans l'air avec ses doigts pour symboliser le post-it avec les coordonnées d'October. Il était tapi bien au chaud au fond de sa poche de jean. Jari détacha alors ses cheveux, secoua un bon coup la tête ( un de ses tics à lui ) et commença à avancer sur sa droite.

- Y'a une station de métro pas loin, expliqua-t-il. Vu l'heure qu'il est, avec un peu de chance, y aura encore pas trop de monde, ça peut le faire. Faut juste pas traîner.

Depuis qu'il allait et venait dans le quartier, il avait appris à se frayer un passage dans une rame de métro bondée, mais tant qu'à faire, autant éviter ce genre de situation. Il s'assura qu'October le suivait puis accéléra un peu le pas. Elle devait avoir assez d'énergie pour le suivre vu sa façon de sauter un peu partout en permanence ! Il ignorait ce qu'elle pouvait bien mettre dans son café le matin mais dans le fond, il la trouvait marrante. Comme une gamine. Elle lui rappelait un peu Shanni, la batteuse de son premier groupe et sa première copine. Sauf que Shanni était du genre à vous démonter une épaule simplement en vous donnant une accolade dans le dos. Et ce malgré un gabarit pas forcément impressionnant …

Tandis qu'il pensait à cela tout en marchant tignasse au vent, Jari ne perdait cependant pas de vue la question des horaires. Il devait veiller à ne pas rentrer trop tard, on ne savait guère à quoi s'attendre dans le Hell's la nuit. Jari habitait dans un secteur relativement calme mais tout de même. Et puis il fallait qu'il prévienne son frère aussi. Il jura de lui envoyer un message dès qu'il serait assuré de se trouver dans une zone moins blindée de pickpockets. Ce n'était que l'affaire de quelques minutes, une fois à Soho, il se sentirait plus libre de sortir son portable du fin fond de ses poches.



( Voilà voilà, si tu veux sauter direct à la case Soho, je t'en prie, te gêne pas ! Si t'as d'autre idées en tête, te gêne pas non plus ! )

- Bin en général je me trimballe toujours avec un contrat de rencontre, à signer, mais je l'ai oublié chez moi pour cette fois. Yalli... Heu, ça vient d'où ce nom ? demanda October en trottinant à côté de Jari pour rester à son niveau.
- Dommage, on fera sans, répondit-il en s'engouffrant dans l'escalier menant à la rame de métro. Jari ça vient de loin en fait, c'est Finlandais. Vous êtes chiants dans ce pays tu sais ? A chaque fois que quelqu'un lit mon prénom sans que je le prononce avant, il m'appelle toujours « Djawi », «  Djarri » ou un truc du genre. Je m'y ferais jamais …

En réalité, maintenant, il prenait la chose avec désinvolture. Il n'avait pas vraiment d'autre choix que de s'y faire, parce qu'il n'allait pas non plus passer son temps à corriger les gens qui l'appelaient par son prénom. Pas que ça à faire !
Tout en s'avançant dans la galerie, juste après avoir acheté de quoi effectuer le trajet, Jari ne cessait pas de jeter des coups d'oeil par dessus son épaule. Il craignait de perdre October au premier détour de couloir et il la sentait capable de le distancer dans un élan d'énergie. Montée sur ressort comme elle l'était … Ou du moins, semblait l'être. A un moment, il fût obligé de la tirer par la manche pour la faire sortir de la rame alors qu'un groupe de blaireaux de citadins pressés commençaient à s'y entasser. Dans la foule de plus en dense, Jari eût soudain envie d'attraper une extrémité de l'écharpe de la jeune femme pour être sûr de ne pas la perdre. Pure précaution. Heureusement pour elle, ils sortirent enfin de l'underground quelques minutes plus tard, ensembles, intacts, et encore pourvus de toutes leurs possessions. Aucun pickpocket n'avait croisé leur route, ils n'allaient pas s'en plaindre. Ils montèrent la volée de marche qui les conduisit à l'air libre, au beau milieu de l'agitation de Soho et ils profitèrent à nouveau allègrement de l'air piquant de l'arrière saison. Malgré le froid, l'atmosphère du quartier était bien plus accueillante que celle du Hell's Kitchen. Se sentant plus à l'aise, le Finlandais dégaina son portable et pianota pour retrouver le numéro de son frère. D'un signe de la main, il indiqua à October qu'il en avait pour une minute puis pressa le bouton d'appel. Plusieurs sonnerie retentirent, mais au final ce fût une voix enregistrée qui lui demanda de rappeler plus tard ou de laisser un message. Ce qu'il fit :

- Ouais Tob', c'ton frère, commença rapidement Jari en finnois. T'étonne pas, je vais rentrer plus tard ce soir, une affaire à régler, je t'expliquerais. Rappelle si tu veux. Ciao vieux.

Et il raccrocha. Ça c'était fait. Depuis qu'ils avaient emménagé en ville, les deux frères se prévenaient presque systématiquement à chaque fois qu'ils sortaient chacun de leur côté. Pour eux, c'était la moindre des précaution de savoir où se trouvait l'autre moitié de la paire, dans cette gigantesque fourmilière remplie à ras-bord d'Américains. Dieu savait quel genre de problèmes pouvaient vous tomber sur le poil ! Surtout quand vous ne connaissez New-York depuis à peine quelques mois.

Le jeune homme rangea son portable au fond de sa poche et rejoignit October qui se tenait un peu plus loin. Un peu plus, et il manquait de la laisser le distancer ! La perdre après avoir survécu au métro, ça aurait été un comble ! Le bras tendu, elle lui indiqua une enseigne planquée dans une rue secondaire.

- Ca te tente ? Les prix sont loin d’être exorbitant, et y a toujours un groupe ou deux sympa qui passent sur une petite scène.
- Tant qu'il y a à boire, ça me va. Si y a de la musique, ça me va encore mieux !

Il la regarda alors rentrer un peu plus la tête dans les épaules, se rendant encore plus petite qu'elle ne l'était. La température semblait lui déplaire de plus en plus. Sacrée frileuse celle là.

-Tu vas tenir jusque là bas au moins ? Fit Jari, narquois, tout en marchant. Allez, on y est presque.

Il la laissa entrer la première dans le bar et prit sa suite. L'intérieur était incroyablement chaleureux, comparé à la rue. Quelques clients étaient déjà installés et, comme l'avait dit la jeune femme, un groupe était occupé à jouer une reprise de « The Boys are Back in Town » dans un coin de la salle. La déco était assez singulière aux yeux de Jari, mais l'endroit lui fit tout de suite bonne impression, sans doute grâce aux nombreux robinets à bière lustrés alignés sur le comptoir. Il hocha vaguement la tête d'approbation. Mais ne sachant pas trop où se mettre dans l'immédiat, il invita October à passer devant lui avec un petit :

- Après toi.

Tout juste entrée dans le bar, October fila droit vers une table nichée dans un coin. Jari la suivit de près, déposa son sac à dos par terre et s'installa sur la banquette bien plus confortable que le tabouret de la boutique. A peine eût il posé son arrière train dessus qu'un serveur s'avança en saluant October :

-Salut October !
- Hey Boyd, ça roule ?
- Toujours, je vous sert quoi ? October, comme d’hab ?
- Ouep !

Elle avait l'air connue comme le loup blanc ici, remarqua Jari. Même plus besoin de demander ce qu'elle voulait. Et soudain, le serveur se tourna vers le Finlandais avec un sourire jusqu'aux oreilles étalé sur la face. Jari se demanda alors s'il devait lui aussi sourire comme un benêt ou se contenter d'une expression polie. Il opta pour la seconde option même si ça faisait chaud au coeur de croiser des gens à qui le boulot n'arrachait pas des tronches d'enterrement

- Euh … Une bière pour moi. Brune. N'importe laquelle pourvu qu'elle soit bonne, crût il utile de préciser au vu de tous les robinets à bière postés sur le bar.

Le dénommé Boyd opina immédiatement, sans poser de questions, puis trottina jusque derrière le comptoir. Jari prenait le risque de lui faire confiance pour la qualité de la bière. Il allait bien voir ce que ça allait donner. Une fois que le garçon fût parti, il sentit un vague silence commencer à s'installer. Il se mit à jouer du bout des doigts avec un des bracelets qu'il portait au poignet gauche et se demandant ce qu'il allait bien pouvoir raconter à October, maintenant qu'ils étaient ici, tous les deux. C'était délicat parfois d'animer une conversation. Mais il n'eût pas réellement le loisir de se turlupiner plus longtemps puisque la bassiste se chargea de relancer la discussion

- Hey, au fait, pourquoi on est chiants dans notre pays, hein ? Comment on peut passer de « Yalli » à « Djari ». Ton nom venu du fin fond du froid, il s’écrit bien… heu… Y-A-L-L-I, non ? Et puis c’est pas nous qui sommes chiants, c’est vous qui avez des noms trop bizarres… « Yalli »…

Elle n'était pas passée à côté de ça … Le guitariste se dit pendant une seconde qu'il avait réussit à vexer sa nature d'Américaine. Il leva les yeux vers elle et remarqua alors le sourire qui lui barrait la face. Elle n'avait peut être pas du le prendre si mal tout compte fait. Alors Jari haussa les sourcils en souriant. Le fin fond du froid. Ben voyons ! Et l'Alaska, c'est pas le fin fond du froid peut être ? La formule l'amusait en tout cas.

- Vous êtes chiants parce que vous savez pas prononcer les « r » correctement, répondit-il avec un petit rictus qui lui soulevait le coin des lèvres. Et le problème c'est que mon prénom ça s'écrit J-A-R-I. Si encore je m'appelais Tobias, j'm'en battrais les steaks de comment vous prononcez les « r », mais là nan, c'est plus possible. Je craque !

Il prit une mine faussement excédée et s'épata du nombre de conneries qu'il était capable de sortir parfois, quand il était en forme. Boyd revint à ce moment avec leur commande et le même sourire. Il déposa leurs verres devant eux et Jari le remercia d'un signe de tête avant de reprendre :
- 'Pis c'est sûr que Bob ou Ben c'est moins compliqué mais qu'est ce que c'est nul comme prénom ! Tu vois, Jari c'est peut être trop bizarre pour toi, mais je sais que tu trouve ça super classe en vérité.

Il jeta à October un clin d'œil narquois et avala une première rasade bière. Il se garda bien de préciser qu'un des ses potes Norvégien s'appelait Trygve, histoire de ne pas donner raison à la bassiste. Il reposa sa pinte, plutôt satisfait du choix de Boyd et replaça ses cheveux derrière ses épaules. Puis il regarda October une seconde et finit par se dire qu'il valait peut être mieux qu'il arrête de déblatérer des trucs comme il venait de le faire. Ca lui venait facilement, mais il se savait capable de bien mieux. La première chose qui lui vint à l'esprit, ce fût bien sur la musique. Un merveilleux sujet intarissable et sur lequel il avait de quoi répondre. Et puis il fallait dire qu'il était aussi curieux de savoir un peu mieux ce qui branchait le plus la jeune femme. Quelques détails à son sujet ne pouvaient faire de mal à personne. Surtout pas à lui.

- Et sinon, si tu me parlais un peu de ton groupe ? Vous donnez dans quoi ? Plutôt dans le rock je suppose, avança-t il en tapotant le rebord de son verre.

- Oh mais on n’a pas que Ben et Bob, y a aussi John, Alan, Adam, Phil, et ainsi de suite. Des trucs où tu te plantes pas dans l’orthographe ou dans la prononciation et qui évite aux personnes de trouver que personne ne sait écrire son prénom.

Éternelle opposition entre originalité et sens pratique ... Passant le doigt sur le rebord de son verre, Jari observait October tout en espérant qu'elle ne prenne pas la mouche de ce qu'il avait pu dire en voulant plaisanter un peu. Le sourire qu'elle arborait constamment un petit sourire qui contrastait avec ses protestations, si bien que Jari n'arrivait pas à savoir si elle le prenait bien ou mal. Il avait bien fait d'envisager le changement de sujet où il n'allait plus se sentir très à l'aise …

- Ok, t’as gagné, Jari c’est juste trop la classe comme prénom.

Le jeune homme lui dédia un bref sourire victorieux. A son expression, il finit enfin par comprendre qu'elle prenait la plaisanterie comme il le fallait. Il avala une nouvelle gorgée de bière et recommença à titiller le bord de sa pinte tout en lui demandant des détails sur le groupe dont elle faisait partie.

-Tu supposes bien, répondit-elle.

« Bingo. »

- Après j’ai jamais vraiment aimer nous mettre dans des petites cases qui disent : rock ceci, rock cela… Enfin si fallait vraiment choisir, je miserais plus sur le progressif. Ca dépend de l’humeur et de la vitesse du vent, et aussi de la période. Fallait voir ce qu’on sortait quand j’avais treize ans, heureusement pour nous, ça a vachement évolué quand même.
- Ca devait pas être beau. 'Fin, je parle en connaissance de cause … On a du vivre la même chose. Jari eût un soupçon de rire. Mais sinon, je comprends que t'aime pas le truc des « cases ». Y a aucun groupe qui ressemble vraiment à un autre – enfin presque – alors pour tout classer dans des genres … Bonjour le merdier. Je voulais juste avoir un ordre d'idée c'est tout, le mieux c'est encore que j'écoute j'pense.

Il sirota encore un peu du contenu de son verre, songeant à ses débuts à la guitare. Il revoyait encore son père débarquant dans sa chambre à une heure avancée de la nuit pour lui confisquer son instrument et le sommer de se mettre au lit immédiatement ... à grand renfort d'une tape bien placée sur l'arrière du crâne. Pour Jari, il n'y avait pas d'heure pour sa passion. Pour Fredrick, son père, il y en avait une et elle n'était surement pas si tardive. Enfin, malgré ça, Jari avait plutôt bien progressé. Et encore plus quand il avait rejoint Eikki et sa bande. Il aurait pu passer en revue son vécu encore longtemps quand :

- Et toi, tu connais déjà quelques musiciens pour le moment, ou pas du tout ? Mais, heu… Y a un truc que j’pige pas. Tu avais un groupe avant… ou pas ?

Question sérieuse là. Le Finlandais coinça une mèche de cheveux derrière son oreille avant de commencer :

- Figure toi que pour le moment, je connais très bien un musicien qu'est plutôt doué et … c'est mon frère. Ok, y a bien quelques gars croisés à la boutique mais … Bon, autant dire que je les connais pas. Et pis y a toi aussi, tu t'en doutes. Mais c'est tout. Pour l'instant.

Une liste bien courte pour ses prémices d'ambition musicale, ne le cachons pas. Mais Jari comptait bien remédier à ça, la preuve : il était en train de faire la parlotte avec une bassiste.

- J'avais un groupe avant, poursuivit-il, en Finlande. J'avais quoi ? Quinze ans quand on a commencé à jouer ensemble. Au départ on faisait un peu de tout et n'importe quoi mais on avait une règle : fallait que ça bouge. Et puis, rapidement, on s'est tourné vers des trucs plus métal. Dès que j'ai su chanter « death » en fait. Les premières fois, je tenais à peine le temps de deux chansons … 'Fin, ça va mieux maintenant. Le pire c'est que c'est même pas moi qui ait eu l'idée de m'y mettre. Mes potes adoraient quand je chantais Rape Me – tu connais ? - de Nirvana. T'sais, à la fin, quand Cobain gueule «  RAAAAAPE MEEEE !». Bah ils trouvaient que je le faisais très bien et … ça a fait son chemin quoi. Le groupe a duré un bon moment, on faisait des petits concerts, des plus grands concerts, c'était cool. Mais avec les études et tout, on a du arrêter. On arrivait plus à se voir pour répéter, c'était galère alors on a pensé qu'il valait mieux qu'on se mette en stand-by, comme on dit. Mais ce qu'on a pu s'éclater ensemble, je peux même pas décrire. Perkele ! S'écria-t-il brusquement après avoir marqué une courte pause, voilà que je deviens nostalgique. Pas bon ça …

S'emparant de son verre, il roula des yeux et se rendit compte qu'il n'était pas loin de sombrer dans le récit de sa propre vie. Il préférait s'arrêter là, tout de suite, au risque d'en déballer de trop et de devenir vraiment nostalgique.

- J'ai répondu à ta question j'espère ? Demanda alors Jari.

Et soudain, il tourna la tête en direction du coin de la salle où étaient installé le petit groupe de musiciens. Un grand sourire lui barra le visage : ils étaient en train de chanter Rape Me.

- Ils m'ont entendu ou quoi ? S'esclaffa le blond, presque plus pour lui que pour October. C'est fort quand même !

Puis, il désigna le groupe d'un signe de tête et ajouta :

-Tu vois, rien que ça, ça me manque. Une bande de potes avec qui jouer, tout bêtement … Souvent c'est mieux que de jouer tout seul.

Pas besoin d'une scène immense, ni d'un public en délire. Parfois le jeune homme savait se satisfaire de choses bien plus simples.

-Carrément, j'ai même eu plus de détails que demandé, répondit October.

«  Parfois vaut mieux un peu trop que pas assez .» songea Jari en gigotant légèrement sur son siège. Alors qu'il allait tenter une nouvelle approche de son verre de bière, une vague ombre passa sur son visage quand October lâcha nonchalamment :

- Le leader doit lire dans les pensées pour jouer ce que veulent les gens dans la salle.

Jari ne songea même pas à relever la remarque mais, l'espace d'une seconde, elle l'emplit d'une sorte de mauvaise impression. Mauvaise impression qui allait surtout vers son frère, qu'il savait doté de « facultés hors du commun » et susceptible d'avoir des ennuis si … Mais il cessa bien vite de songer à tout ça. Tout allait pour le mieux en ce moment alors autant que ça dure. L'homme enchaîna directement avec son point de vue sur la pratique collective (ô combien enrichissante) de la musique et son interlocutrice adhéra immédiatement.

- Là, tu prêche une convaincue. J’ai toujours jouer avec mes potes, et mon cousins, et j’avoue que j’aurais beaucoup de mal si tout devait s’arrêter sans prévenir. Puis ça entraine toujours des anecdotes super sympa, et des bons moments.

«  Anecdotes du genre : répéter pendant une heure en slip rose après avoir perdu un pari débile un soir de bringue ? » eût il envie d'ajouter. Mais Jari retint sa langue. Pour l'instant il se devait de passer quelques épisodes de sa vie sous silence. Ni lui ni October n'avait encore assez bu pour raconter ou entendre des choses pareilles.

- Le must est de faire quelque chose qui plait aux autres, mais s’éclater entre nous, c’est déjà quelque chose qui n’a pas de prix.

La fin lui rappela étrangement une publicité qu'il avait vue à la télé quelques jours avant mais il ne sût absolument pas dire laquelle. En tout cas, il était bien d'accord. Si toutes les occasions étaient bonnes pour s'éclater un peu, les répèt's et les concerts étaient encore meilleures. L'histoire du slip rose en étaient un excellent exemple. Peut être qu'un jour, s'il osait, il lui raconterait.

-Comment ça se fait, demanda alors la bassiste, que tu es venu te perdre à New York, si tu connaissais pas mal de musiciens chez toi ?

Jari haussa les sourcils en même temps qu'il engloutissait une lampée de bière. Encore une bonne question.

-Dur à dire, j'ai du mal à le savoir moi même, répondit-il à la cantonade.

Mais juste avant d'essuyer une quelconque expression dubitative ou étonnée de la part d'October il enchaina :

- Les voyages forment la jeunesse comme on dit. En fait, on connaît quelqu'un qui pouvait nous filer un logement pour pas cher et on s'est dit … bah que c'était l'occasion d'aller voir ce qui se passait ailleurs. De changer un peu d'air. de voir le jour pendant l'hiver. Des fois faut faire des trucs – comment dire ? - insensés dans la vie. Je crois qu'on en a fait un beau !

Lui même avait du mal à trouver une raison en béton à sa venue ici. Pourtant, il ne regrettait rien. Mener sa petite vie, dans une ville où il avait encore tout à découvrir, ça lui plaisait bien. Bien sûr, ce n'était pas le paradis tous les jours mais lui et son frère n'étaient pas du genre à se laisser décourager. Et puis, la vie ici gardait un petit goût de vacances, sinon d'aventure, qui balayait sans problème les ridicules soucis de la routine. Tant que l'horizon resterait clair comme il l'était, Jari comptait bien profiter de ce nouveau mode de vie. Si les choses venaient à changer, advienne que pourra …

Le Finlandais ne sût pas trop quoi ajouter. Il resta quelques secondes perdu dans ses réflexions, à fixer un point situé à peu près sur le t-shirt d'October, un peu au dessus du plateau de la table. Ce n'est qu'à ce moment là qu'il remarqua que les motifs sur son habit étaient en réalité des phrases qui semblaient avoir été écrites à la main. Peut être des dédicaces venant d'une bande de copains. Il tenta d'en lire une mais quand il se rendit compte qu'il était focalisé sur celle écrite au niveau de la poitrine, il détourna brusquement les yeux en se reprochant son égarement. Mais pour qui allait il passer si October s'en rendait compte ? Il sembla soudain redoubler d'intérêt pour sa pinte de bière qu'il soulagea d'une gorgée de liquide. Par chance, l'alcool parut lui redonner une bouffée d'inspiration.

- Et toi tu …

Il se mit à toussoter. Il avait du boire trop vite ! Du mieux qu'il pût, Jari étouffa une nouvelle quinte de toux avant de se donner une petite tape du poing au niveau du sternum.

- Pardon. Donc euh, toi t'es née ici ou bien tu viens d'un autre coin ?

C'était un peu du réponse pour réponse. Néanmoins il espérait que ça ne ferait pas trop indiscret … Quoique la musicienne n'avait pas l'air du genre à se formaliser facilement. Ou du moins, il espérait que c'était le cas.

Pendant qu'il prenait sur lui pour ne pas partir dans une nouvelle quinte de toux, Jari remarqua qu'en face de lui, October se pinçait les lèvres avec ses dents au point de rendre la peau presque blanche. Il ne rêvait pas : elle s'empêchait d'éclater de rire. En même temps, il se rendait compte que la situation pouvait sembler un brin burlesque. Une petite brunette dosée comme elle en train de se faire reluquer par un homme qu'elle ne connaissait que depuis une paire d'heures et qui, en plus, ne le faisait même pas exprès. En y pensant bien, ça prêtait sérieusement à la plaisanterie. Et l'expression d'October n'arrangeait strictement rien. Jari sentit vite sa gorge cesser de le harceler pour laisser s'échapper un bref éclat de rire. C'était plus fort que lui. Un grand sourire encore étiré sur ses lèvres, il regarda October tendre le tissus de son haut pour lire ce qu'elle même avait écrit.

- Tu sais, si le t-shirt t’intéresse vraiment, je peux te faire un copie de celui-là. Par contre, je te préviens, j’écris des trucs qui me passent par la tête sur le moment, alors je suis pas certaine que tout ait réellement un sens.
- M'étonne pas. Mais ça m'intéresse, avec un peu de chance, j'aurais la classe là dedans.

Au moins autant qu'avec le t-shirt dont il était vêtu à ce moment là et qui allait devoir passer vite fait par la laverie. D'ailleurs, était-ce lui ou Tobias qui devait se charger de ça cette semaine ? Jari espérait trouver une bonne combine pour échapper à sa corvée si c'était son tour mais il allait devoir y réfléchir plus tard. Il préféra écouter ce que October avait à dire.

- De mon côté rien d’aussi passionnant, fit elle. Je suis née ici, et j’ai jamais quitté le coin. Enfin, si, j’ai déjà quitté New York, à sa frontière, histoire de pouvoir dire que j’ai quitté l’État, mais je ne l’ai pas quitté de plus de quelques mètres alors je sais pas si ça compte vraiment. Je crois que je suis enchainé à cette ville, j’y ai mes habitudes, surtout, j’ai mes amis et ma fam… Bref, j’ai un peu tout ma vie ici. Et heu…

Jari la dévisagea vaguement par dessus le rebord de son verre dans lequel il était en train de boire. L'étincelle, le petit quelque chose qui, depuis qu'il l'avait vue entrer dans la boutique, n'avait pas quitté le visage de la jeune bassiste sembla s'éclipser l'espace d'un instant.

- Du coup vous comptez rester ici pendant un temps, ou vous n’en savez rien ? Enchaina-t-elle.

La seconde d'après, son sourire était déjà de retour. Le Finlandais ne releva pas plus que ça. Le fait qu'elle ne veuille sans doute pas s'étendre sur un sujet comme celui de sa famille lui rappela à quel point ils se connaissaient peu.

- Jusqu'à ce qu'on nous vire à coup de pied dans le train ou qu'on ait plus de sous pour le loyer à force d'avoir tout dépensé dans notre tournée des bars de la ville, répondit Jari avec le ton de celui qui se résigne à son destin. Mais on s'est promis de tenir au moins un an. Peut être plus si l'envie nous en prend et si on en a les moyens aussi.

Et pour l'instant, ça semblait plutôt bien se profiler. Leur petite promesse allait sans doute être tenue, sans compter un petit retour de quelques jours à la maison entre plusieurs mois d'agitation new-yorkaise.

- Tu veux que je te dise un truc ? Lâcha alors le Finlandais de but en blanc. Tu serais pas un peu hobbit sur les bords, toi ? T'as peu voyagé, t'es petite, tu rigole pas mal et tu vis peut être dans un terrier … Le prends pas mal, j'ai rien contre les hobbits ! J'ai pas pu m'empêcher de faire la remarque, c'est tout.

Encore fallait il qu'elle connaisse le Seigneur des Anneaux, ou la blague risquait de partir en sucette comme une corde de guitare qui pète en plein milieu d'un solo. Mais Jari trouvait sa comparaison plutôt judicieuse. Encore une fois, il chopa sa pinte et avala un début de gorgée quand … Vide ! Il se rendit compte qu'il avait complètement asséché ce qu'il restait de sa bière. «  Perkele ! Ça donne soif une conversation. » songea-t-il en reposant son verre. Il leva les yeux vers October, avisa son verre bientôt à sec lui aussi et avec un signe de main en direction du bar, il lui demanda :

- Je peux songer à nous payer un ravitaillement ?

Jari se sentait largement d'humeur à dépenser une poignée de dollars pour un autre verre. Il devait bien ça à October qui lui avait trouvé ce coin sympa où s'abriter du froid et où la bière – et la compagnie, ne le cachons pas - était agréable. Autant dire qu'il était plutôt content d'avoir meublé joyeusement sa soirée.

Deux yeux bleus dévisagèrent avec perplexité October entre une poignée de mèches blondes quand sa voix prit un ton professoral à outrance :

- Les bars c’est le mal, ils te font dépenser tout l’argent que te file « Zeus-le-patron ». L’avantage c’est qu’en dépensant assez tu peux oublier le fait de dépenser, faut voir les bons côtés

Jari se fendit d'un sourire. «  Zeus le patron ». Earl avait du faire une sacrée impression à October, il devrait parler de ce surnom à son boss un de ces jours. Et puis son raisonnement, c'était d'une logique ! Même s'il n'approuvait pas réellement la première partie – si les bars, c'était le mal, alors il allait trouver une suite princière réservée à son nom quand il descendrait aux enfers – il était plutôt d'accord avec la seconde : il faut toujours essayer de voir le bon côté des choses.

- Oh mon Dieu, s'insurgea alors October en réponse à la remarque que le jeune homme venait de lâcher. Je dépense des sommes monstrueuse chez une esthéticienne pour me faire enlever les poils de mes orteils et toi tu découvre la vérité en un temps record… Je crois que je me suis fait arnaquer ! N’empêche que dans mon terrier y a un studio de musique, enfin un truc qui y ressemble, c’est plutôt cool d’y vivre. Je te montrerai peut être un jour. Mais pas aujourd’hui, montrer un terrier le premier soir, c’est plus vraiment pour un hobbit que je vais passer là !
Cette fois Jari ne se retint pas et éclata littéralement de rire à partir du moment où October évoqua le passage chez l'esthéticienne. D'un rire qui lui plissa le nez et lui découvrit toutes les dents tout en faisant onduler ses cheveux. Mais d'où est-ce qu'elle pouvait sortir ça ?

- Je me croyais pas si clairvoyant ! Lâcha-t-il quand son hilarité finit par décroître. Et ok, pour le terrier j'attendrais. Je suis pas du genre à visiter le premier soir de toute façon même si ya un studio inclus dedans. Enfin, a part à de rares exceptions … Mais comme j'sais pas ce qui peut m'arriver dans cette ville, je me comporte en homme chaste et raisonnable jusqu'à ce que je remette les pieds en Finlande.

Il tira une mine épouvantablement sérieuse pendant une poignée de secondes avant de se remettre à ricaner. Ce qu'il ne faut pas entendre ! Ok, ce qu'il venait de dire n'était qu'une semi-vérité, puisque les belles donzelles ne manquaient pas dans cette ville mais qu'il n'avait jamais réellement trouvé « d'occasion en or » pour le moment. Et puis, il y avait tout de même d'autres choses dans la vie … Enfin, il était de bon aloi de trouver un autre sujet que celui qu'il venait d'effleurer pour continuer la conversation où tout pouvait partir à la dérive. Quoiqu'il avait eu de la chance de tomber sur une fille comme October qui semblait pourvue d'un sens de l'humour assez large, contrairement à certaines qui auraient jeté le contenu de leur verre à la figure de Jari pour bien moins que cela. Celui se félicita à nouveau d'avoir croisé quelqu'un de … tolérant comme elle et fit revenir le serveur avec son accord.

- T'inquiète pas, la rassura-t-il, je suis pas encore fauché au point de devoir sacrifier ma tournée pour payer mon loyer. La tournée c'est sacré de toute manière. Par contre ça m'épaterait de savoir que tu t'en voudrais de m'avoir fauché, ajouta-t-il ensuite non sans ironie, on se connaît à peine.

Boyd revint à ce moment prendre leur seconde commande avec son constant sourire vissé au coin des lèvres. Jari reprit la même bière qu'au départ - puisqu'elle était bonne alors pourquoi se priver ?- et les deux musiciens se remirent à bavarder pendant un bon moment jusqu'à ce que la musique en arrière plan cesse. Le groupe était en train de plier bagage. Le Finlandais tira son portable de sa poche et une légère expression de surprise se dessina sur son visage quand il avisa les petits chiffres dans le coin supérieur droit de l'écran.

- Merde, déjà cette heure là … On voit pas le temps passer des fois, dit il avec un rictus. Je vais peut être pas m'éterniser encore très longtemps.

En effet. Au delà des murs du bar, la nuit du début d'hiver était déjà tombée sur New-York et Jari savait qu'il valait mieux éviter les heures trop tardives pour traverser le Hell's. Par chance, il ne vivait pas loin d'une station de métro mais autant éviter les risques inutiles après tout ... Mais il n'allait quand même pas partir d'ici sans finir sa pinte dans laquelle se trouvait toujours un joli fond de bière brune !

Tout en récupérant son sac, Jari commença à se lever de sa banquette. Il chercha dans sa poche de quoi payer sa part de l'apéro tandis que October s'épatait elle aussi de l'heure qu'il était.

- Je crois qu’il y a eu une faille temporelle à un moment donné. Cela dit je vais pas te retenir d'avantage, va falloir que je rentre aussi.

Il sourit et déposa une poignée de monnaie sur la table. Boyd l'observait vaguement, de loin, prêt à venir récupérer l'addition.

- Méfiez vous de la faille temporelle, professa alors Jari en attachant encore une fois ses cheveux en une queue de cheval basse. Y a pas que dans Star Trek que ça arrive.

A croire que même parfois le temps lui même jouait des tours à n'importe qui, s'éternisant pendant les moments ennuyeux et filant comme le vent quand il y avait enfin l'occasion de s'amuser. Mais bon, que vouliez vous y faire ? Maintenant, la préoccupation du Finlandais était plus de rentrer dans sa tanière, au 5ème et dernier étage d'un petit immeuble en espèce de briques rouges, sans encombres que de s'appesantir sur le temps suivant son cours. L'heure n'était pas encore trop avancée et par chance, il ne vivait pas loin d'une station de métro. Autant d'éléments qui jouaient en sa faveur, mais tout de même, dans le Hell's, il faut toujours garder une bonne dose de méfiance avec soi.

Le jeune homme s'avança alors vers October et lui serra amicalement la main. Elle lui expliqua qu'elle remplirait la petite mission dont, en gros, il l'avait chargée, à savoir jouer les médiateurs entre musiciens en vadrouille.

- Cool ! C'sympa de ta part. Et si jamais t'as besoin de cordes ou de n'importe quoi … Tu sais où venir. Je te ferais une petite remise, en douce, quand Zeus-le-patron aura le dos tourné.

Même s'il avait dit ça sur le ton de la plaisanterie, ce n'était pas uniquement une stupidité parmi toutes celles que Jari avait pu dire pendant la soirée. Selon lui, un service en valait (presque) toujours un autre. Il devait bien ça à cette petite New-Yorkaise montée sur ressort.

- Te perds pas en route, crût-il bon d'ajouter une fois qu'ils furent de retour dans la rue, et si jamais ton groupe à un concert de prévu, surtout n'oublie pas de prévenir celui qui t'a payé une tournée !

Il lui adressa un clin d'oeil, un dernier salut et il s'éloigna en direction de l'escalier menant à la plus proche galerie de métro. Tout en croisant quelques passants, il se mit à se demander si tous les membres du groupe dont faisait partie la jeune bassiste étaient tous aussi … pétillants, ou s'il était tombé sur l'exception. Et son groupe à lui, s'il voyait le jour, à quoi ressemblerait il ? Quel nom allait il porter ? Jari se prit à s'imaginer ce qu'il en serait, un vague sourire au coin de la bouche. Il allait avoir envie de parler de tout ça à son frère, il le sentait. Et à présent il avait un bar sympathique à ajouter à sa liste. Heureux comme un gosse à la tête pleine d'idées, le Finlandais avança d'un pas rapide sur le chemin qui le ramenait chez lui, un peu moins soucieux des problèmes qu'il était susceptible de rencontrer.